Il doit arriver un moment où ceux qui pratiquent la pensée unique doivent la trouver monotone et s'en lassent. Du moins on le suppose. Ou on le souhaite ? Toujours est-il qu'on préfère la marge certes peu confortable mais débarrassée de tout encombrement. L'homme qui travaille avec une pelle est aussi un sujet ordinaire comme l'homme de plume. Ils sont tous deux des hommes de peine. Pourtant, le Maroc, notre pays est très beau. Au point qu'on est agacé que les médias nous l'assènent à tout bout de champ comme si cela était une découverte pour eux. Cependant, ils ont tendance à en “rajouter” quant aux réalités quotidiennes et même aux perspectives d'avenir. Pas tous, heureusement. Même les deux chaînes de télévision ont mis un bémol à leurs envolées dithyrambiques. Par-ci par-là des reportages montrent quelques réalités grises qu'il fallait cacher, hier encore. Peut-être que les gouvernants ont adopté une nouvelle technique de marketing comme pour dire : “nous pensons comme vous. Nous savons que cela ne va pas.” Ils doivent probablement penser que cela fera plaisir à ceux dont le toit fuit, sauf qu'ils sont munis de parapluies eux. Il n'en demeure pas moins que dans les discours et les images officiels tout va pour le mieux, dans l'ensemble. Pensez donc, cette année on a tellement d'eau qu'on ne sait plus quoi en faire. Ceux qui ont soif de démocratie ne pourront plus ouvrir la bouche. On n'en a pas encore parlé mais on peut prévoir qu'il sera annoncé une croissance à deux chiffres. On évoquerait même une réforme d'importance et unique au monde. Il faut évidemment attendre confirmation, mais on peut d'ores et déjà la confier: les services de la météorologie seraient bientôt placés sous l'autorité du ministère des Finances. Par ailleurs, si le prix de la baguette va augmenter le gourdin reste stable. Le reste évolue à la hausse. On prévoit la construction de tant de logements qu'il y aura sans doute un excédent qu'il faudra songer à exporter. On suggère de l'inclure dans l'accord de libre-échange avec les Etats-Unis. On aura ainsi participé à la reconstruction de l'Irak. L'économie est au beau fixe comme le prouve la pérennité du Madex et du Masi. Les investissements étrangers sont une vraie déferlante, ce qui inquiète un peu. Que vont devenir les banques qui regorgent de liquidités avec les précipitations abondantes qui recouvrent le pays. Peut-être va-t-on dégorger vers le nord par l'intermédiaire d'internet. Donc tout va bien dans cette île bénie. Mais alors, pourquoi par dizaines, de jeunes gens risquent leur vie, sur des embarcations aléatoires, pour aller là-bas ? On dit généralement que c'est à cause du chômage et d'un horizon bouché. Cet argument ne tient plus quand on sait que tous ne sont pas des solitaires qui prennent des risques à l'insu de leurs familles, quand on sait que celles-ci financent parfois ces émigrations clandestines, quand on sait aussi qu'il y a parmi eux des salariés qui ont un emploi stable et issus de familles équilibrées. On peut évidemment avancer que ce sont les cervelles qui émigrent. Mais les cerveaux ? Alors qu'on décrit à longueur de colonnes et d'émissions les réalisations et les perspectives riantes, les candidats à l'émigration clandestine se renfrognent et s'en vont risquer la mort. En toute logique il ne faut plus les appeler des émigrés mais des fuyards. Certes, mais il fuient qui ou quoi ? On ne peut dire qu'ils prennent exemple sur les politiciens qui émigrent d'un parti à un autre et qu'on désigne du doigt, parce qu'après tout, des partis ont émigré d'une idéologie à une autre. Ceux-ci, on les comprend, ont été victimes du conseil donné jadis par Jean Jaurès : “Il faut faire avec la réalité sans oublier l'idéal.” Mais de l'une à l'autre le chemin est long et nombreuses sont les tentations. Il y a donc les émigrés vers là-bas et les émigrés vers à côté où les avantages sont immédiats. Les émigrés clandestins arrivés les pieds secs et qui ont le “bonheur” de s'installer s'appellent eux-mêmes zmagris. Cela fait drôle de penser que nous avons quelques ministres zmagris. Les zmagris, les vrais, savent pourtant ce qui les attend là-bas. Le froid, la faim. Et des humiliations inconnues jusqu'alors. Et les violences. Ils le savent ; tous les médias d'ici et d'ailleurs les informent. Et pourtant ils affrontent la mort en fuyant. Il n'y a que les fuyards qui prennent le risque d'abréger leur vie. Mais pourquoi ? Peut-être ne fuient-ils pas et cherchent-ils simplement à faire fortune. Cependant, ce ne sont pas des pionniers, puisque là-bas est engorgé de monde, au point qu'ils sont refoulés à coups de matraques et d'humiliations. Bien sûr nos télévisions programment de temps à autre des émissions montrant des zmagris ayant réussi. Bien sûr, durant les vacances des zmagris reviennent au pays au volant d'une vieille limousine. Et une gourmette en or au poignet. Bien sûr des instructions sont données pour les ménager, en raison de leurs économies en euro. Tout cela ne peut constituer la seule explication. Et voilà que là-bas naît une demi-star marocaine qui sera fatalement zmagrie. On en est à ne plus savoir ce que star veut dire, puisque la dernière s'est éteinte en 1975. C'était Oum Kalthoum.