S'il est un lieu où l'émotion à l'état pur vous saisit et vous submerge en une houle déferlante, c'est bien Dar Souiri, à Essaouira, lors de cet évènement unique. Avec sa petite robe rouge, ses lèvres carmin et sa coiffure à l'ancienne, on l'aurait cru échappée d'une photo jaunie de Marocaines dans les années 50. A la voir en effet, grands yeux noirs et visage tout rond, c'est comme si, par un coup de baguette magique, l'une de nos grands-mères avait renoué avec sa prime jeunesse et, enjambant le temps, s'était retrouvée sur la scène de Dar Souiri, à mettre le feu à la salle en chantant et jouant du bendir. Comme lors de son premier passage à Essaouira en 2013, Neta El Khayam, chanteuse israélienne originaire de Tinghir, a subjugué le public du Festival des Andalousies Atlantiques. Son style, son allure et ses chansons puisées dans le vieux répertoire chaâbi, tout en elle relève de l'ode à la marocanité. Or, cette jeune chanteuse n'a jamais vécu qu'en Israël, sa première visite au Maroc remonte à tout juste un an et la seule qu'elle ait entendu user de la darija était sa grand-mère ! Extraordinaire comment les gènes parlent, comment l'histoire millénaire peut remonter à la surface et renvoyer sa vérité. S'il est un lieu où l'émotion à l'état pur vous saisit et vous submerge en une houle déferlante, c'est bien Dar Souiri, à Essaouira, lors de cet évènement unique qu'est le Festival des Andalousies Atlantiques. Unique car cette manifestation est la seule en son genre à dédier sa scène au patrimoine musical judéo-musulman et, en y réunissant des poètes, musiciens et chanteurs musulmans et juifs, abolit les frontières du temps et de l'espace. Au-delà du plaisir qu'il y a à goûter une musique et des chants qui parlent à notre cœur de Marocain, on y vit des moments de grâce par l'expérimentation d'une symbiose ; celle des juifs et des musulmans quand le langage de l'art les fait redevenir frères. Le terme «symbiose», s'il est souvent utilisé à tort et à travers, s'applique vraiment ici. Cette symbiose est concrète, elle se sent et se ressent. Et on rit et on pleure. Car, en même temps que le bonheur de retrouver, l'espace d'un moment, la partie de soi disparue, c'est une douleur aiguë qui se réveille. La douleur, justement, de cette part à jamais perdue et qui, comme dans le cas du membre amputé, se présente comme une souffrance fantôme, sans nom et sans visage. On a mal mais on ne sait pas pourquoi. Devant le visage tellement «marocain» de Neta, la même lancinante question refait surface : Pourquoi donc sont-ils partis ? Ils sont nous et nous sommes eux, et cette évidence prend à la gorge tout le temps de ce festival sans pareil. Cependant, et il est important de le souligner, ses organisateurs veillent à ce que celui-ci ne fonctionne pas sur le registre de la nostalgie. S'il fait plonger dans le passé et réactive la mémoire, l'ancrage du Festival des Andalousies Atlantiques dans le temps présent est total. Ainsi, que ce soit lors des matinées-colloque ou sur la scène musicale même, le «corps du délit», ce qui a provoqué le divorce entre les musulmans et les juifs du Maroc, à savoir la question palestinienne, n'est pas contourné. Bien au contraire, il est posé et abordé de front. Car si la perte pour le Maroc de l'essentiel de sa composante juive est du registre de l'amputation, si l'on ne peut pas, quand on est marocain, ne pas se reconnaître dans un juif d'origine marocaine fût-il né ailleurs ou parti depuis des décennies, dans le même temps, la tragédie palestinienne est là, qui jette son ombre. Et pour qu'il y ait vraiment retrouvailles, il faut pouvoir parler le même langage à ce propos, le langage de la paix, du dialogue et de la dignité pour tous. Aussi quand la voix de Neta Al Khayam s'élève en unisson avec celle du chanteur palestinien Maher Deeba pour chanter «Al Qods» de la grande Fayrouz, l'émotion atteint son comble. Les larmes vrillent sous les cils et la beauté de ce chant conjoint vient rappeler l'absurdité et la folie des hommes quand la peur ferme leur cœur et les fait imperméables à l'autre. Mais le Festival des Andalousies Atlantiques, c'est aussi une formidable jeunesse qui se lève et investit l'espace, artistique et associative. Les jeunes sont sur scène et leurs voix, magnifiques, assurent la transmission du legs ancestral. Ils sont également en coulisse, au sein de l'association Essaouira-Mogador qui organise l'évènement et veille à lui insuffler l'esprit qui est le sien. Quant à la ville qui reçoit, Essaouira, elle aura réussi cette chose formidable d'être le Maroc rêvé, à la fois celui de l'enfance et du temps présent.