Président de l'Institut Choiseul À Rabat, le Choiseul Africa Business Forum met en avant une nouvelle approche du développement africain, fondée sur des partenariats équilibrés, l'industrialisation, la montée en compétence locale et l'articulation des chaînes de valeur. Entretien avec Pascal Lorot, économiste et géopolitologue français, président depuis 2010 de l'Institut Choiseul, think tank indépendant spécialisé dans les questions stratégiques internationales, les grands enjeux économiques et sociétaux, ainsi que dans l'identification de talents. Cette édition du Choiseul Africa Business Forum met en avant l'idée de Made With Africa. Que cherchez-vous à changer concrètement dans la manière de penser et de construire les coopérations économiques africaines ? L'Afrique est dans une logique de retour, ou en tout cas d'accession à une certaine souveraineté, souveraineté dans le domaine économique. Qui dit souveraineté dit également partenariat équilibré, gagnant-gagnant, sinon les choses ne se font pas. Nous sommes donc dans une logique où les chaînes de valeur africaines rencontrent les chaînes de valeur européennes, afin de trouver des ajustements qui permettent à chacun de s'y retrouver. Et ça, c'est quand même un nouveau paradigme aujourd'hui. Avec cette ambition aussi d'industrialisation du continent qui fait encore défaut. Il y a une étude de la BAD qui est sortie il y a quelques mois, qui disait que finalement la non-industrialisation de l'Afrique lui coûtait 70 milliards de dollars par an. C'est colossal. L'Afrique importait des biens industriels pour 70 milliards qu'elle aurait été en capacité de produire elle-même. Cela montre à quel point nous sommes aujourd'hui à la recherche de partenariats différenciés, où le mot industrie est au cœur de beaucoup de choses, avec celui de souveraineté. Le Maroc occupe une place centrale dans de nombreux secteurs sur le continent. Qu'est-ce qui fait de Rabat aujourd'hui un point d'ancrage stratégique pour les décideurs africains ? La configuration du monde est complètement bouleversée. Nous avons la résurgence d'un certain nombre d'empires – chinois, turc, américain, russe – qui ont des approches très fortes de leurs intérêts nationaux. Cela bouleverse beaucoup de choses. Nous l'avons vu avec le président Trump qui a déversé des droits de douane sur le monde. Cela change complètement les équilibres. L'Afrique a la nécessité de s'insérer dans un écosystème bienveillant, de complémentarité naturelle, là où les chaînes de valeurs peuvent s'ajuster, là où il y a proximité géographique. Nous l'avons vu lors de la Covid, là où les chaînes logistiques étaient longues, il y a eu des ruptures d'approvisionnement. Il faut donc revenir à une géographie de confort. La complémentarité naturelle pour l'Afrique, c'est l'Europe et les pays du Golfe. L'Europe et l'Afrique, c'est 300 milliards de dollars d'échanges commerciaux par an. Les pays du Golfe ont investi plus de 100 milliards en Afrique depuis 2012. Ces partenariats naturels sont en renforcement. Et dans tout cela, le Maroc occupe une place particulière. Rabat est la capitale de la cinquième économie d'Afrique. Le Maroc est un pont entre l'Europe et l'Afrique. C'est un pays qui a su valoriser ses atouts : le train à grande vitesse entre Casablanca et Tanger, le pôle industriel de Tanger-Med, l'arrivée d'acteurs industriels comme Safran. Le Maroc est le deuxième investisseur africain sur le continent, avec 65% de ses investissements en Afrique subsaharienne. Rabat concentre diplomatie, influence, économie, soft power et éducation. C'est donc naturellement ici que nous tenions cette édition. De nouveaux équilibres se dessinent entre l'Afrique, l'Europe et le Golfe. Peut-on parler d'un renversement des centres de gravité économiques ? Oui. L'Afrique est en train de s'inscrire dans un système d'alliances économiques fondées sur la complémentarité. Les chaînes de valeurs se reconnectent, les distances se réduisent, et les échanges se structurent avec l'Europe et le Golfe, qui sont les partenaires naturels du continent. Ce n'est pas un renversement brutal, mais une recomposition progressive et stratégique. Vous avez de très bons ingénieurs, de très bons scientifiques. Vous avez des formations de qualité, internationales, qui forment aujourd'hui les jeunes générations. C'est grâce à ces talents que l'Afrique va émerger, grâce à l'existence d'un vrai marché porté par ces talents. Ce sont ces ingénieurs, ces commerciaux, ces techniciens, ces jeunes qui vont investir le marché du travail et les milieux économiques, qui vont co-construire le savoir-faire africain, qu'il soit technologique, industriel ou autre. C'est la force et la richesse du continent. Quels secteurs vous semblent aujourd'hui sous-estimés mais porteurs d'un potentiel majeur à l'horizon 2030 ? L'Afrique est immense et diverse, mais trois secteurs sont essentiels. D'abord, la formation. Le continent est jeune, de plus en plus d'écoles et centres de formation émergent, mais il reste beaucoup à faire. L'éducation et la formation sont les clés du développement économique et social. Ensuite, le tournant numérique. La digitalisation est un formidable accélérateur. Elle renforce les capacités industrielles. Les outils digitaux et l'intelligence artificielle vont structurer l'avenir. L'Afrique doit se saisir de ces technologies. Enfin, le développement durable. Il s'agit de maîtriser l'utilisation des ressources rares, de les intégrer dans un environnement propice à l'épanouissement économique et social. Toutes les activités devront s'inscrire dans ce schéma. Ce sera un élément structurant pour l'avenir du continent. Que souhaitez-vous que les participants retiennent après ces deux jours à Rabat ? Ce qui est important, c'est de permettre aux uns et aux autres de se rencontrer. Il faut permettre des rencontres entre industriels, bailleurs de fonds, techniciens, porteurs de projets, africains, européens, acteurs du Golfe, de se rencontrer et d'échanger dans un cadre convivial. Chez Choiseul Africa, nous créons des ponts. Nous sommes présents au Maroc, en Côte d'Ivoire, au Kenya, et bientôt nous organiserons le premier Africa-Golf Cooperation Dialogue à Doha pour renforcer le partenariat Afrique-Golfe après Afrique-Europe. L'Afrique avance aussi vers un marché continental avec la zone de libre-échange africaine. Cela prendra du temps, car le continent est gigantesque. Mais c'est un horizon, et cet horizon est un formidable élément d'aspiration pour le développement économique du continent. Faiza Rhoul / Les Inspirations ECO