Et si l'avenir alimentaire et énergétique du monde dépendait des choix d'un seul pays ? Le rapport de la BAD place le Maroc et son quasi-monopole sur le phosphate au cœur d'un dilemme brûlant : nourrir la planète ou électrifier les transports ? Une hégémonie qui lui confère un pouvoir colossal, mais l'expose à des risques systémiques. Zoom sur les implications concrètes pour les acteurs économiques. Le phosphate, nutriment critique sans substitut pour la sécurité alimentaire et composant clé des batteries de demain, place le Maroc, détenteur de la part du lion des réserves mondiales, au cœur des enjeux géoéconomiques et de la transition énergétique. À la veille du G20, dont les puissances mondiales qui le composent ne cachent pas leur intérêt pour les terres rares, le rapport Critical Mineral Insights n°6 de la Banque africaine de développement (BAD) et du Forum intergouvernemental sur les mines (IGF) place le phosphate sous le feu des projecteurs. Le document révèle des dynamiques structurantes pour l'Afrique, avec le Maroc comme acteur incontournable. Il consacre en effet le Royaume comme un acteur pivot du marché mondial du phosphate, détenant 45% des réserves mondiales (26,8 milliards de tonnes concentrées à Khouribga), ce qui ancre l'Afrique à 80% des réserves planétaires. La domination opérationnelle du Maroc est tout aussi frappante : il représente 66% de la production africaine (9,16 millions de tonnes de P2O5 en 2023) et 12,8% de l'offre mondiale, avec un indice de concentration de marché (HHI) de 4.357 – qualifié de «très concentré» – loin devant l'Egypte (8%) ou le tandem Tunisie-Sénégal (7%). Une hégémonie qui repose sur le modèle d'intégration verticale de l'Office chérifien des phosphates (OCP). Contrôlant toute la chaîne, des mines aux engrais haut de gamme, OCP génère 20% des exportations nationales et assure 21.000 emplois. Le rapport BAD/IGF souligne que «le Groupe OCP a lancé des investissements majeurs pour moderniser les opérations et s'intégrer verticalement dans toute la chaîne d'approvisionnement», érigeant sa stratégie de valorisation en cas d'école. Une position qui génère des implications contrastées pour les acteurs. OCP bénéficie d'un pouvoir de marché colossal (contrôlant 30% de la production mondiale de roche et 45% des exportations d'engrais), mais sa concentration extrême constitue un risque systémique, l'exposant aux volatilités des prix, aux enjeux d'image et à la dépendance économique nationale. Pour les investisseurs miniers hors Maroc, cette hégémonie impose une concurrence asymétrique. Si l'exploration est dynamique ailleurs (45 projets recensés, dont 13 en Afrique du Sud), la production reste marginale hors Afrique du Nord et Sénégal. Quant aux clients internationaux (Inde, Brésil, Europe, Etats-Unis), leur dépendance aux exportations marocaines s'est accentuée après les restrictions chinoises de 2024, faisant de la diversification des sources une priorité stratégique incontournable. La rupture des batteries LFP : nouveau front stratégique Le rapport identifie l'essor des batteries Lithium Fer Phosphate (LFP) comme une rupture majeure. La demande de phosphate pour ces batteries pourrait dépasser 3,8 millions de tonnes annuelles d'ici 2030, tirée par une croissance du marché à +25,6% par an. Moins chères de 20% à 30% que les batteries NMC et affichant une empreinte carbone potentiellement réduite, elles dominent déjà 40% du marché des véhicules électriques (contre 10% en 2020). Le Maroc a anticipé ce virage. Le projet d'usine de cathodes LFP porté par BTR New Material Group près de Tanger (25.000 tonnes initiales dès 2026), soutenu par l'Etat, vise à capter cette valeur nouvelle. Le document indique que «le Maroc intensifie ses investissements industriels pour capitaliser sur l'importance croissante du phosphate dans les technologies des batteries». Cependant, cette opportunité industrielle (5% de la demande actuelle) entre en conflit avec l'agriculture (95% de la demande, croissance de 2% à 6% par an). Le phosphore, qualifié de «nutriment critique… sans substitut viable» pour la sécurité alimentaire, cristallise un «dilemme mondial : nourriture contre batteries», selon le rapport. Pour les acteurs, les implications sont tranchées. L'industrie marocaine (OCP et partenaires) doit arbitrer stratégiquement l'allocation des ressources et capacités entre engrais (marché vital pour la sécurité alimentaire) et batteries (marché à haute valeur), tout en maîtrisant les procédés de purification pour atteindre le grade «batterie» – un domaine encore dominé à 75% par la Chine. Dans ce contexte, les agriculteurs africains et mondiaux devraient faire face à un double risque : pression sur les prix des engrais et pénuries potentielles si la ressource est détournée vers les batteries, aggravant l'insécurité alimentaire. Le rapport rappelle que l'Afrique doit «garantir que la sécurité alimentaire reste une priorité absolue». Enfin, l'industrie automobile et du stockage d'énergie voit sa dépendance aux producteurs comme le Maroc s'accroître, rendant impératives la diversification des sources et l'accélération du recyclage du phosphore – dont le taux mondial actuel est inférieur à 20%. L'urgence de la durabilité Le rapport expose sans détour les externalités négatives du secteur phosphatier marocain. L'industrie libère «de grandes quantités de métaux lourds (fluorure, cadmium, uranium) et de lixiviats alcalins, notamment sous forme de phosphogypse», un déchet radioactif issu de la production d'acide phosphorique. Le secteur consomme 7% de l'énergie nationale et 1% de l'eau du pays, générant des volumes massifs de stériles miniers avec des risques sanitaires documentés (poussières, contamination des sols et eaux). La décarbonation devient impérative. La dépendance au gaz naturel pour les engrais azotés (ex. diammonium phosphate, DAP) expose à la volatilité des prix, tandis que le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (CBAM) de l'UE accélère la transition vers l'hydrogène vert. Le rapport souligne qu'«investir dans des technologies de traitement plus propres, les énergies renouvelables et une gestion responsable des déchets permettra non seulement de traiter les risques environnementaux locaux mais aussi de sécuriser la pérennité des exportations dans un marché évoluant rapidement vers la tarification du carbone et les achats verts» Pour les acteurs, ces enjeux imposent des réponses urgentes. OCP et le gouvernement marocain doivent concrétiser leur programme d'investissement vert de 12 milliards de dollars pour maintenir l'accès au marché européen et l'acceptabilité sociale. La gestion du phosphogypse – dont le stockage cumulé atteint des niveaux critiques – et la réduction de l'empreinte eau/énergie sont des défis opérationnels et réputationnels majeurs. Les communautés locales et la société civile exigent désormais transparence, prévention des pollutions et partage équitable des bénéfices, sous peine de conflits potentiels, comme c'est le cas ailleurs en Afrique. Quant aux investisseurs et prêteurs, ils intègrent les critères ESG comme conditions non-négociables de financement, exigeant des plans de fermeture et réhabilitation «robustes» pour atténuer les risques juridiques et d'image. Consolidation, durabilité et intégration régionale Le rapport de la BAD dessine une feuille de route stratégique où le Maroc pourrait «contrôler plus de 40% de la production mondiale de phosphate d'ici 2050» grâce à ses investissements continus. Une consolidation qui s'accompagne d'un impératif : transformer la durabilité en avantage compétitif, car «les pays qui excellent en matière de performance environnementale et sociale… peuvent différencier leurs produits» et capter les financements verts. Le projet de cathode LFP à Tanger incarne cette dynamique. En parallèle, l'Afrique dispose d'une «opportunité unique» grâce à ses dotations combinées en phosphate et lithium, ouvrant la voie à des chaînes de valeur batteries intégrées, à condition de prioriser «la coopération transfrontalière et les stratégies régionales» pour les pays enclavés ou aux ressources fragmentées. Des perspectives qui impliquent des repositionnements clés. Les gouvernements africains doivent créer des écosystèmes favorables (infrastructures, stabilité fiscale) pour attirer les investissements en aval (batteries, chimie fine), tout en garantissant la sécurité alimentaire via des réserves stratégiques de phosphate pour l'agriculture locale. Toujours au sujet des gouvernements africains, le rapport de la BAD les encourage à «adopter des politiques similaires à celle du Maroc, adaptées à leurs contextes, pour maximiser les bénéfices». Le secteur privé (hors OCP) trouve des niches dans l'exploration de gisements ignés (Afrique australe), les technologies de recyclage du phosphore (taux global 20%), ou les partenariats pour la production d'engrais verts. Enfin, la communauté internationale – notamment les pays du G20 – gagneraient à institutionnaliser des dialogues sur la sécurisation des chaînes d'approvisionnement, combinant soutien à l'agriculture africaine, transferts de technologies propres et mécanismes de stabilisation des marchés face à la volatilité des prix. Le défi pour le Maroc est triple Le rapport de la BAD/IGF consacre le phosphate marocain comme pilier stratégique de l'économie mondiale, à la croisée des enjeux les plus brûlants : nourrir la planète, décarboner l'énergie et industrialiser l'Afrique. Le défi pour le Maroc est triple. Il s'agit de consolider son leadership, de réussir sa mue verte et de contribuer à résoudre le dilemme «nourriture vs batteries». Pour les autres acteurs, la leçon est claire : dans le jeu géoéconomique du phosphate, collaborer avec le géant marocain et investir dans l'innovation durable n'est plus une option, mais une nécessité stratégique. L'Afrique détient la clé minérale d'un avenir alimentaire et énergétique stable. Sa capacité à en maîtriser la valeur et les impacts déterminera largement sa trajectoire de développement. Bilal Cherraji / Les Inspirations ECO