Comment promouvoir l'innovation agricole sans laisser les agriculteurs «sur le carreau» ? C'est l'une des principales thématiques débattues lors de la 19e édition d'Al Moutmir Innovation Lab, tenue le 8 décembre à Benguerir. Introduire l'innovation dans le champ sans perdre l'agriculteur en chemin. La question résume l'enjeu actuel du transfert technologique dans les systèmes de production vivriers, où la montée en puissance des outils numériques se heurte encore à des pratiques solidement ancrées dans les exploitations, aux contraintes de ressources et aux aléas climatiques. C'est l'une des principales thématiques débattues lors de la 19e édition d'Al Moutmir Innovation Lab, tenue le 8 décembre à Benguerir. Les experts présents s'accordent à dire que le conseil agronomique ne vaut que s'il épouse les conditions concrètes des exploitations, notamment en matière de disponibilité d'eau, de ressources financières et de qualité des sols. «L'intégration entre la recherche et le terrain doit aller de pair avec une logique d'interaction permanente et de co-création des solutions», indique Pr Mohomed El Gharouss, directeur du Centre d'innovation agricole et de transfert technologique de l'UM6P. Paysage fragmenté L'adoption de l'innovation dépend aussi de la capacité des conseillers à transformer des résultats scientifiques en pratiques simples susceptibles d'être adoptées par les agriculteurs, dans un paysage marqué par une forte diversité de profils. C'est le propre également de l'agriculture africaine, traversée par de multiples fractures (genre, taille des exploitations, isolement géographique et accès inégal tant à l'eau et au crédit qu'à la propriété foncière). Ces contraintes conditionnent, in fine, l'adoption ou le rejet d'une innovation, aussi pertinente soit elle. «Nous constatons des agriculteurs qui jonglent avec plusieurs applications pour obtenir des informations parfois contradictoires», constate Christogonus K. Doudou, expert du conseil agricole au sein de l'AFAS. Dans plusieurs pays africains, un seul agent d'extension doit suivre des milliers de familles, bien au-delà des ratios recommandés par les standards internationaux. Simultanément, les solutions numériques se multiplient, chacune avec sa propre plateforme, au risque d'alourdir un dispositif déjà sous tension. La bonne innovation, résume Akriti Sharma (Indian Agricultural Research Institute), naît souvent du terrain, mais «a besoin d'un appui scientifique pour changer d'échelle». S'y ajoute un autre défi de taille qui consiste à renouveler en continu les données alimentant les modèles d'aide à la décision. «Beaucoup deviennent rapidement obsolètes, à l'instar des conditions climatiques », relève Pr Rafiq Lalami, chercheur à l'UM6P. Le dérèglement climatique rend caduques les références du passé et impose un suivi rapproché de l'humidité des sols, de la température ou de l'état des cultures. Il évoque un projet mené avec Al Moutmir autour de sacs d'engrais intelligents scannés par les producteurs, permettant de sécuriser la chaîne de distribution et d'obtenir des données fines sur l'utilisation des intrants. Solutions abordables Plusieurs jeunes pousses donnent un visage tangible à cette transformation. BMTA&C Energy, startup franco-marocaine de deep tech, s'attaque aux pertes post-récolte avec une réfrigération off-grid, sans électricité ni eau, et reposant uniquement sur l'énergie thermique. Une première technologie a atteint un niveau de maturité intermédiaire — brevet international déposé — tandis qu'une seconde, combinant solaire et autonomie complète, entre en phase pilote avec Al Moutmir. «L'enjeu est de réduire les pertes post-récolte, principalement en Afrique», souligne Sara Benlafqih, tout en proposant une solution abordable pour les petites exploitations. Pour sa part, Daman Samad, la startup SensThings — spin-off deep tech de l'UM6P — investit le terrain des intrants. Muni d'un smart-packaging et une simple application mobile, l'agriculteur scanne son sac d'engrais et accède à une traçabilité complète du produit (composition, fabricant…) ainsi qu'à des contenus pédagogiques, voire à une assistance vocale. L'enseigne revendique déjà plus d'un million de sacs tracés sur une seule campagne. Dans la même lignée, le diagnostic des sols se rapproche, lui aussi, du terrain. Avec AgriScan, l'analyse agronomique s'effectue désormais au pied de la parcelle. En une minute, un boîtier compact mesure pH, conductivité électrique, matière organique et principaux nutriments, puis formule des recommandations de fertilisation adaptées à la culture et au rendement visé. Connecté à un smartphone, l'appareil permet de cartographier précisément les zones à traiter. Rapidement déployable et conçu pour un usage sans expertise avancée, il ouvre aux petits exploitants l'accès pratique à une agriculture de données. Si les outils existent, leur impact dépendra de la capacité à lever les obstacles sociaux, territoriaux et culturels. L'innovation agricole ne vaut que par la confiance qu'elle instaure, la simplicité qu'elle procure et la valeur qu'elle délivre, en l'occurrence, pour le petit agriculteur. Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ECO