L'avis du Conseil de la concurrence sur le secteur meunier met en lumière les fragilités structurelles de l'ensemble de la filière céréalière. Entre irrégularité de la production nationale, dépendance accrue aux importations, dualité persistante du marché meunier et mécanismes de régulation devenus obsolètes, le diagnostic dresse un tableau sans concession. Il appelle à une refonte profonde des politiques agricoles, de la gouvernance meunière et du système de subvention, afin de préserver un produit aussi essentiel que symbolique et de rétablir les conditions d'une souveraineté céréalière durable. La question du prix du pain, sujet récurrent des débats publics, refait surface avec la publication de l'avis du Conseil de la concurrence sur l'état du marché meunier. L'institution, saisissant la portée stratégique de la minoterie dans la filière céréalière, a passé au crible le secteur meunier, ses dynamiques concurrentielles et l'efficacité des mécanismes de régulation. Le pain, produit essentiel et hautement symbolique, cristallise à lui seul l'ensemble des tensions qui traversent cette filière, de la production agricole à la transformation industrielle et aux politiques publiques d'accompagnement. Dans un contexte marqué par l'irrégularité de la production céréalière nationale, une dépendance durable au blé importé, et une dualité profonde entre les acteurs de la transformation, l'avis dresse un constat rigoureux et appelle à une refonte ambitieuse des politiques agricoles, meunières et de subvention. Un cadre réglementaire caduc Le diagnostic fait état d'une production céréalière assujettie à de fortes variations. Il en ressort également que les coûts de production élevés, le manque de mécanisation et une structure foncière fragmentée accentuent la vulnérabilité du secteur. Cette fragilité se reflète dans la capacité du Maroc à couvrir ses propres besoins. Avec un taux de couverture de la consommation céréalière avoisinant 50% entre 2019 et 2023, le pays reste largement tributaire des marchés internationaux, soumis à des fluctuations de prix souvent abruptes. Le blé tendre, qui représente près de la moitié de la production céréalière et plus de 44% des surfaces cultivées, constitue le pilier de la consommation nationale. À l'opposé, l'orge, pourtant présente sur plus du tiers des terres céréalières, contribue à une part plus modeste de la production totale. Le blé dur complète ce triptyque, mais ne représente qu'un cinquième des superficies. Dans ce contexte, le cadre réglementaire et juridique de la filière joue un rôle déterminant. Bien que le Maroc ait engagé une libéralisation progressive du marché depuis le milieu des années 80, la filière céréalière reste l'une des plus encadrées du pays. Les textes en vigueur, pour la plupart hérités des années 90, maintiennent un contrôle strict sur les importations, les prix, les stocks et les mécanismes de compensation. Toutefois, le Conseil souligne que cette architecture normative dense et parfois rigide, limite la flexibilité nécessaire dans un secteur exposé à des risques multiples, qu'ils soient climatiques, géopolitiques ou logistiques. Surcapacité massive L'analyse structurelle du marché meunier révèle quant à elle une dualité profonde qui façonne les performances du secteur. D'un côté, un ensemble d'environ 146 minoteries industrielles forme un circuit moderne représentant près des deux tiers du blé écrasé dans le pays. Ces unités, souvent bien structurées, disposent d'équipements avancés et d'un savoir-faire organisé. De l'autre, un tissu fragmenté de minoteries artisanales qui couvre environ un tiers du marché, opérant principalement sur les quantités locales et s'appuyant sur des infrastructures plus rudimentaires. Cette coexistence de deux modèles économiques crée une géographie contrastée de la compétitivité. Les leaders industriels, bien que techniquement avancés, restent concentrés sur des produits conventionnels et tardent à diversifier leur gamme. À l'inverse, les minoteries vulnérables souffrent de déficits techniques et structurels qui affaiblissent leur capacité de résistance dans un marché de plus en plus exigeant. À ces disparités s'ajoute un phénomène massif de surcapacité. La capacité d'écrasement atteint 106 millions de quintaux, tandis que la production réelle se situe à près de la moitié de ce volume. Cette situation résulte en grande partie des incitations créées par le système de quotas de la farine nationale de blé tendre, qui a encouragé certaines entreprises à gonfler artificiellement leur capacité déclarée dans l'espoir d'accéder à une part plus conséquente du marché subventionné. La réduction progressive des quotas au cours de la dernière décennie a aggravé la sous-utilisation des capacités dans de nombreuses régions, certaines unités ne tournant qu'à des niveaux dérisoires. Cette surcapacité n'est pas un phénomène isolé dans le monde. La France, dès les années trente, avait limité la construction de nouveaux moulins pour stabiliser le marché. La Turquie, pour sa part, a choisi de canaliser son excédent vers l'exportation, renforçant son positionnement dans les produits céréaliers transformés. Le Maroc avait tenté en 2014 d'adopter une mesure similaire en interdisant l'accès aux quotas de farine nationale aux minoteries créées après cette date, mais cet ajustement n'a pas suffi à résorber les déséquilibres. Le système de subvention constitue un autre pilier majeur analysé par le Conseil. Les mécanismes de compensation jouent un rôle crucial pour garantir un prix stable du pain subventionné, fixé à 1,20 dirham. L'accord de modération entre le gouvernement et la Fédération nationale des minoteries encadre les prix de certaines farines et impose un prix plafond pour la farine de luxe utilisée dans la fabrication du pain subventionné. Ce dispositif vise à protéger les consommateurs tout en stabilisant les marges des boulangers et des minotiers. Cependant, il génère également des distorsions significatives, favorisant certains importateurs, réduisant les incitations à l'innovation et alimentant, dans certains cas, un gaspillage important. L'augmentation de 37% de la production de pain subventionné entre 2019 et 2024 illustre l'ampleur de la consommation, mais aussi la surproduction qui en résulte. Une gestion territoriale des capacités s'impose Face à ces défis, le Conseil de la concurrence propose une série de recommandations ambitieuses destinées à restructurer l'ensemble de la filière. Pour l'amont agricole, il préconise une réforme profonde des politiques de soutien, centrée sur l'amélioration durable des rendements, l'innovation agronomique, la qualité des semences et la formation des agriculteurs. Il plaide pour une différenciation régionale assumée, invitant à identifier les zones où la culture céréalière doit être renforcée et celles où elle devrait être progressivement reconvertie vers d'autres productions moins consommatrices d'eau. Il préconise également de moderniser la gouvernance de la filière, notamment en recentrant l'ONICL sur ses missions stratégiques et en renforçant la transparence des données, des prix et des interventions publiques. Pour le marché meunier, le Conseil insiste sur la nécessité de revoir en profondeur le cadre légal régissant les prix, les importations et les conditions d'exercice du métier. Il appelle à une harmonisation progressive entre minoteries industrielles et artisanales, à une meilleure gestion territoriale des capacités et à une stratégie offensive en matière de diversification et d'exportation. Il encourage le développement de filières locales intégrées fondées sur la contractualisation entre producteurs, coopératives et minoteries afin de sécuriser les approvisionnements et de stabiliser les revenus. Pour ce qui relève du système de subvention, l'avis recommande de passer d'un modèle généralisé à un modèle ciblé, aligné sur les orientations nationales en matière de protection sociale. Cette transition implique un recentrage des aides vers les ménages vulnérables, une digitalisation complète des mécanismes de suivi et un contrôle renforcé de la distribution des farines subventionnées. Le Conseil met en garde contre les inefficacités d'un système coûteux et peu ciblé, qui mobilise des ressources publiques importantes sans garantir une allocation optimale. Le rapport du Conseil de la concurrence dévoile un secteur meunier à la croisée des chemins. Portée par une industrie fragmentée, des politiques publiques complexes et une dépendance persistante aux importations, la filière céréalière fait face à des défis majeurs. La transition proposée vise à concilier compétitivité économique, souveraineté alimentaire et justice sociale. Elle suppose un engagement collectif impliquant l'Etat, les opérateurs privés, les agriculteurs et les consommateurs. Le prix du pain, symptôme emblématique de ces tensions, rappelle à quel point la question céréalière touche aux fondements mêmes de l'équilibre économique et social du pays. Maryem Ouazzani / Les Inspirations ECO