Lors de sa dernière intervention au Parlement, le ministre de l'Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, a de nouveau été interrogé sur les mesures engagées par le gouvernement pour améliorer la situation des commerces de proximité. Leur rôle social est incontestable, mais bénéficient-ils réellement d'un soutien à la hauteur de leurs enjeux sociaux et économiques ? Vieux, dépassé, mais remarquablement résilient. Au Maroc, le petit commerçant, dit moul l'hanout, reste le roi du commerce de détail, avec 85% des points de vente et 80% du chiffre d'affaires, d'après les données gouvernementales. Malgré l'irruption de plusieurs chaînes étrangères de commerce de proximité (BIM, Kazyon), moul l'hanout continue d'afficher une résistance tenace. La raison, selon Bouazza Kharrati, président de la Fédération marocaine des droits du consommateur, se trouve dans son ancrage social. "Les petits commerçants ont autant de succès car ils présentent des services que les concurrents ne peuvent pas présenter : le crédit, la confiance, la médiation entre les voisins, la surveillance du quartier", affirme-t-il (voir interview). Une étude réalisée par David Goeury, chercheur à la Sorbonne, explique justement le rôle social joué par ces petits commerçants. En prenant pour cas d'étude la ville de Tiznit pendant le confinement de 2020 causé par la pandémie de Covid, David Goeury observe que "les épiciers de quartier se sont révélés être les plus à même de garantir la survie alimentaire des populations urbaines les plus affectées par le confinement". Une observation partagée par Bouazza Kharrati : "Quand on voit quelqu'un déambuler à vélo dans le quartier, c'est parce qu'il rassemble les commandes des épiceries. La distribution est toujours assurée, on a vu ça durant la pandémie de Covid-19". A l'époque, le pouvoir d'achat des Marocains s'était sensiblement érodé : les plus pauvres avaient perdu jusqu'à 67% de leurs revenus, d'après les données du Haut Commissariat au Plan (HCP). C'est à ce moment là que l'épicier du coin a joué son rôle de tampon social. "L'épicier de quartier apparaît ainsi comme l'interlocuteur privilégié de la négociation des délais de paiement. Les ménages ont négocié des crédits auprès de leur épicier bien plus facilement qu'auprès d'autres créanciers, tels les propriétaires pour les locataires (21,3 %) ou les écoles privées pour les parents d'élèves (21,3 %)", explique le chercheur dans son étude publiée en 2022 dans la revue scientifique « L'Espace géographique ».
L'urgence de la formation Mais au-delà de son rôle social, le petit épicier est appelé à moderniser son activité afin d'accompagner le développement de l'économie marocaine. Le travail des enfants, de moins en moins commun mais toujours flagrant, entache la réputation des petits commerçants. En 2024, près de 101.000 enfants âgés de 7 à 17 ans étaient engagés dans une activité économique, marquant ainsi une baisse de 8,2% par rapport à 2023 et de 59,1% par rapport à 2017, peut-on lire sur une note du HCP, à l'occasion de la Journée mondiale contre le travail des enfants de cette année. En milieu urbain, ce sont 23.000 enfants contraints de travailler, dont 58,8% dans le secteur des "services", qui embrasse justement le tissu des petits commerces. D'autres pratiques ont le dos dur. "Par exemple, éteindre les frigos de nuit. C'est une question culturelle. Ils ne sont pas formés quant à cela", regrette Kharrati, interrogé par « L'Opinion ». En 2020, Ismael Belkhayat co-fonde Chari.ma, une application de commerce B2B qui s'adresse à l'ensemble des points de vente traditionnels, leur permettant de commander dans un seul endroit l'ensemble des produits dont ils ont besoin au niveau de leur points de vente et de se faire livrer dans les 24 heures. « Au début, nous avons eu beaucoup de mal à les convaincre d'adopter nos services, nous avons mis en place une espèce de cell-center pour les diriger et les informer, en plus des missions sur le terrain dans leurs épiceries. Aujourd'hui, ils sont autonomes ». Ismael Belkhayat plaide pour un meilleur accompagnement de ces commerces : "Ce qu'il faut améliorer : c'est réduire les coûts des paiements digitaux, rendre instantanées les transactions, mais, surtout, l'éducation. Quand on discute avec eux, ils sont contents qu'on s'intéresse à eux. Ce qu'ils souhaitent, c'est qu'ils soient accompagnés avec de la formation, principalement", affirme-t-il.
Omar KABBADJ
Trois questions à Bouazza Kharrati : « Rawaj a très bien démarré, mais le programme a dévié de ses objectifs » * Pourquoi le tissu de moul l'hanout a-t-il autant de résilience au Maroc ? Les petits commerçants ont autant de succès car ils présentent des services que les concurrents ne peuvent pas présenter : le crédit, la confiance, la médiation entre les voisins, la surveillance du quartier. Ils jouent donc un rôle social qui impose ce modèle. Il y a un système qui fait que les épiciers réalisent des miracles économiques. Pour tout ce qui est petits achats quotidiens, c'est l'épicier qui prime. Le Marocain moyen considère que les courses en grandes surfaces sont une sortie dominicale qui se fait au début du mois.
* Quel est votre bilan du programme Rawaj ? Rawaj a très bien démarré, mais le programme a dévié de ses objectifs. Il y a eu du gaspillage d'argent public. Par exemple, certaines boîtes proposaient de réaliser des travaux et de surfacturer ceux-ci afin de gonfler la subvention accordée par l'Etat. Je suis persuadé que la meilleure façon d'aider le tissu des petits commerçants, c'est de les former : à la comptabilité, à l'hygiène, créer des centrales d'achats, etc. Il faut les laisser faire, car ils travaillent déjà très bien entre eux. Le problème, c'est que la subvention publique directe entraîne presque systématiquement la magouille et la rente.
* Vous avez été très virulent envers les petits commerçants lors de la pandémie... A l'époque, nous avions observé une hausse des prix substantielle sur plusieurs produits. Tous les prix sont libres, à l'exception des produits subventionnées ou réglementés. Le problème, c'est l'affichage. Lorsque les prix de gros augmentent, l'épicier répercute cela sur les produits qu'il vend. Mais il considère à ce moment que sa marge bénéficiaire est un acquis, et il est difficile pour lui de baisser les prix quand ceux-ci baissent chez le semi-grossiste ou le grossiste.
Digitalisation : Paiement par carte, véritable gageure Malgré les efforts déployés par l'Etat pour encourager les petits commerçants à adopter les paiements digitaux, les terminaux de paiement électroniques restent encore très rares dans les échoppes marocaines. « Il y a plusieurs raisons : le cash est gratuit, ce qui n'est pas le cas de la transaction électronique. Ensuite, il faut le dire : on préfère rester sous les radars du fisc. Parfois, la complexité de l'utilisation de l'outil informatique peut aussi les dissuader », explique Ismael Belkhayat, cofondateur et CEO de Chari, une application de commerce en ligne B2B. « Le délai de réception des montants, généralement de 48 heures, est aussi problématique. Ce n'est pas de leur faute, c'est le système de paiement marocain qui n'est pas immédiat, ça crée un souci pour leur comptabilité », ajoute notre interlocuteur. Lors du GITEX Africa qui s'est tenu fin novembre, Bank Al-Maghrib a annoncé son intention de créer un fonds d'acquisition qui viendra en soutien aux commerçants afin de les encourager à adopter le paiement électronique.
Concurrence : Malgré le développement des supermarchés de quartier, moul l'hanout domine Avec pas moins de 80% des parts de marché du commerce de proximité, les petits commerçants restent l'option préférée des Marocains pour leurs emplettes. C'est ce qu'a expliqué au parlement le ministre de l'Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, début décembre, en réponse à une question du groupe du Mouvement Populaire sur « les programmes destinés à soutenir les petits commerçants ». D'après Mezzour, l'Exécutif a déployé des efforts pour intégrer les petits commerçants au commerce moderne en réseau, qui compte actuellement 1.000 unités face à 250.000 petits commerçants. Pourtant, les projections d'expansion des réseaux modernes prévoyaient une part de marché de 50% dans la distribution, alors que celle-ci ne dépasse pas les 20% à ce jour. Ryad Mezzour a souligné les services financiers directs que ces derniers offrent au citoyen : prêtant en moyenne 840 dirhams par famille marocaine. Mieux, 30 % de ces transactions ne concernent pas les produits vendus, mais le paiement de factures ou l'emprunt d'argent. Le responsable gouvernemental a indiqué que son département a déjà appliqué 70 % des recommandations émises lors du Forum marocain du commerce organisé en 2019, tandis que les 30 % restants sont actuellement en cours de mise en œuvre. Il a également rappelé la tenue annuelle d'une Journée nationale du commerçant, dédiée à l'examen des réalisations, des bilans et des perspectives futures en concertation avec les représentants du secteur.