À Safi, les récentes inondations ont mis en lumière les lenteurs, les ambiguïtés et les limites du dispositif de reconnaissance des catastrophes. Derrière l'étiquette de «ville sinistrée» se cache un véritable labyrinthe juridique et administratif, où les délais, les critères flous et les décisions politiques déterminent l'accès – ou non – aux mécanismes de solidarité. Comment un territoire est-il officiellement reconnu comme sinistré ? Quels droits cela confère-t-il aux victimes ? Explications… Les pluies diluviennes qui se sont abattues sur la ville de Safi, notamment, le 14 décembre dernier, ont déclenché un véritable électrochoc. Des quartiers entiers dévastés, des vies perdues, des familles délogées, des infrastructures fragilisées. Dans le sillage de cette catastrophe, un mot est revenu avec insistance dans les débats publics, les réseaux sociaux et même l'hémicycle parlementaire : «ville sinistrée». Mais que signifie vraiment ce statut ? Quelle procédure le sous-tend ? Quels droits ouvre-t-il, et quelles en sont les limites ? Dans un développement intervenu le 18 décembre, le gouvernement a annoncé, sur Hautes Instructions Royales, le lancement d'un programme de réhabilitation pour les zones touchées à Safi. Cette initiative comprend une aide directe aux familles délogées, la reconstruction des logements, la rénovation des commerces, et l'accompagnement social des sinistrés. Elle a été présentée comme une réponse urgente et coordonnée, dans un esprit de solidarité nationale. Le programme comprend ainsi une batterie de mesures pratiques à caractère urgent, visant à atténuer immédiatement l'impact de cette catastrophe, dont l'octroi d'aides urgentes aux familles ayant perdu leurs biens personnels et la prise en charge des maisons endommagées, à travers la réalisation des travaux de restauration nécessaires, en plus de la reconstruction, de la restauration et de la rénovation des locaux de commerce endommagés, tout en assurant un accompagnement à leurs propriétaires. Selon un communiqué du cabinet du Chef de gouvernement, «les autorités locales entameront, dans les plus brefs délais et de manière effective, la mise en œuvre des différentes mesures et actions programmées, le but étant d'assurer une intervention rapide et efficiente et une interaction avec célérité avec les besoins des populations sinistrées et de garantir l'exécution saine et progressive des différents axes de ce programme». Si cette mobilisation reflète une volonté politique forte et une solidarité institutionnelle exemplaire, elle ne s'accompagne pas, à ce stade, d'une reconnaissance juridique formelle de catastrophe, telle que définie par la loi 110-14, promulguée par le dahir n°1-16-152 du 25 août 2016. Aucun arrêté du Chef du gouvernement n'a été publié au Bulletin officiel pour enclencher les dispositifs prévus par le droit. Quand un désastre devient une «catastrophe reconnue» Car les termes ont leur poids. Tous les sinistres ne deviennent pas juridiquement des «événements catastrophiques». Selon la loi n°110-14, un événement catastrophique est défini comme tout fait d'origine naturelle ou humaine, de grande intensité, causant des dommages importants et rendant inefficace l'intervention des dispositifs ordinaires de secours. Sont concernés tremblements de terre, inondations, crues, mouvements de terrain, vents violents, pandémies ou mêmes actes terroristes ou violences collectives. Ce dispositif repose sur un principe de subsidiarité. Il intervient lorsque les outils de couverture classique, comme les assurances privées ou les dispositifs d'urgence des communes, ne suffisent plus. Ainsi, la reconnaissance de l'événement est le pivot qui active les mesures d'exception. Cette reconnaissance est, elle-même, régie par un cadre juridique secondaire, détaillé par le décret n°2-18-785 du 2 septembre 2019, qui fixe les critères et les procédures de reconnaissance officielle d'une catastrophe. Techniquement, la reconnaissance est prononcée par un arrêté du Chef du gouvernement, sur la base d'un rapport établi par la Commission interministérielle de suivi des événements catastrophiques. Cette commission comprend des représentants de plusieurs départements ministériels, dont ceux de l'Intérieur, de l'Equipement, de la Santé, des Finances et de l'Habitat. Elle s'appuie sur les rapports détaillés émanant des autorités locales, de la Protection civile et des agences techniques. Selon l'article 3 du décret, pour qu'un événement soit qualifié de catastrophique, il doit répondre à trois conditions cumulatives. Il s'agit de l'intensité anormale du phénomène, l'étendue des dommages sur les biens et les personnes, et l'impact durable sur la vie sociale, économique ou environnementale de la zone concernée. Toutefois, et contrairement à une idée reçue, ni la loi ni les décrets ne prévoient de seuil temporel de «21 jours». Ce délai n'apparaît dans aucun texte et semble résulter d'une confusion avec certains délais d'attente en assurance privée. La reconnaissance officielle est donc un acte fondé sur des critères techniques. Elle constitue le préalable nécessaire à l'activation du Fonds de solidarité contre les événements catastrophiques (FSEC), régi par les articles 9 à 18 de la même loi. Une reconnaissance qui change la donne La reconnaissance d'un événement catastrophique active un dispositif d'indemnisation dérogatoire articulé autour du FSEC. Ce fonds est destiné aux victimes non couvertes par l'assurance privée ou dont la couverture est insuffisante. Il est financé par une contribution parafiscale prélevée sur l'ensemble des contrats d'assurance (hors assurance-vie), à hauteur d'environ 1% des primes. Sa mission principale est de garantir un soutien de base aux citoyens frappés par une catastrophe officiellement reconnue. L'article 11 de la loi 110-14 précise que les indemnisations du FSEC couvrent les dégâts corporels graves, les pertes de logement principal, ainsi que certains frais directs liés au relogement d'urgence. Toutefois, ces indemnisations sont plafonnées. Par exemple, la perte d'une résidence principale peut donner lieu à une indemnisation maximale de 70.000 dirhams, et les préjudices corporels graves à hauteur de 20.000 dirhams selon le décret d'application n°2-19-244. L'activation de ces droits est conditionnée à la publication d'un arrêté officiel. Sans cette reconnaissance administrative, les sinistrés n'ont accès ni au FSEC ni aux garanties privées intégrant la clause d'événement catastrophique, comme le stipule l'article 8 de la loi. Ainsi, même les assurés se retrouvent dépendants d'une décision politique. Dans la pratique, cette reconnaissance tarde souvent, ce qui prolonge la précarité des victimes. Les démarches sont lourdes, les conditions d'éligibilité mal connues, et les indemnisations, bien que symboliquement importantes, ne suffisent pas à compenser les pertes subies. L'expérience de Safi, si elle débouche sur une reconnaissance tardive ou absente, pourrait mettre en lumière les défaillances systémiques du dispositif actuel. Un Fonds de solidarité encore trop discret Malgré son rôle central dans la stratégie nationale de gestion des risques, le FSEC reste un outil méconnu, sous-utilisé, et trop souvent opaque. Créé officiellement en 2020, ce fonds est alimenté par une contribution parafiscale prélevée sur toutes les primes d'assurance, hors assurance-vie. La gestion est confiée à un comité de direction supervisé par le ministère des Finances, sans instance de gouvernance incluant la société civile ou les collectivités locales. Depuis sa création, le FSEC a indemnisé un nombre limité de sinistrés. Moins de 3.000 dossiers ont été traités entre 2020 et 2023, pour un total de moins de 400 millions de dirhams versés, soit une fraction infime de ses capacités théoriques. La faible activation du fonds tient à deux raisons principales. D'une part, la reconnaissance trop lente ou inexistante de certains événements, et, d'autre part, la complexité des procédures de déclaration. Soulignons à ce sujet que les victimes doivent remplir un formulaire spécifique, fournir des pièces justificatives (preuve de résidence, certificat de sinistre, estimations des pertes), souvent difficiles à réunir en situation d'urgence. Aucun guichet unique n'existe, aucune interface numérique n'est opérationnelle pour le grand public. Les collectivités locales, pourtant en première ligne lors des catastrophes, ne sont ni formées ni dotées d'outils pour accompagner les citoyens dans leurs demandes. Enfin, la transparence du FSEC demeure perfectible, dans la mesure où les rapports annuels ne sont pas publiés systématiquement, les critères d'éligibilité ne sont pas facilement accessibles, et aucun organe de recours ou de médiation n'est prévu pour contester un refus d'indemnisation. Un cadre juridique à revoir La loi 110-14 constitue une première en Afrique et dans le monde arabe en matière de régulation des catastrophes. Elle crée un socle juridique utile, mais qui montre rapidement ses limites à l'usage. Elle ne couvre que les personnes physiques. Elle exclut explicitement les pertes subies par les entreprises, les exploitants agricoles, les associations ou les personnes morales en général. De plus, les indemnisations prévues sont plafonnées, non indexées sur le coût de la vie ou les prix du marché immobilier. Les préjudices indirects ne sont pas pris en compte, qu'il s'agisse de perte de revenus, interruption de scolarité, impact psychologique, coûts de transport ou de soins à long terme. Le texte n'encadre pas les modalités de relogement temporaire, ni les obligations de coordination entre les services de l'Etat et les communes. Par ailleurs, la procédure de reconnaissance, elle-même, reste entièrement centralisée. Aucune disposition ne permet aux préfets, walis ou maires de demander officiellement la reconnaissance d'un événement comme catastrophe. «Seul le Chef du gouvernement a le pouvoir de déclencher la machine juridique, ce qui limite la réactivité du dispositif et accentue la dépendance à des arbitrages politiques ou médiatiques», détaille un expert. Des modèles plus inclusifs existent Dans plusieurs pays, les mécanismes de reconnaissance de catastrophe et d'indemnisation sont pensés comme des dispositifs proactifs, décentralisés et adaptés aux contextes locaux. En France, par exemple, le régime des catastrophes naturelles (CatNat), régi par la loi du 13 juillet 1982, repose sur une reconnaissance ministérielle fondée sur les rapports météorologiques et d'expertise, mais intègre également les demandes émanant des préfectures et des communes. En Turquie, très exposée aux séismes, l'AFAD (Autorité de gestion des catastrophes et des urgences) coordonne les secours, les indemnisations et la reconstruction, grâce à une planification anticipée à l'échelle locale. En Espagne, le Consorcio de Compensación de Seguros (CCS), une entité publique, intervient automatiquement pour indemniser les victimes, sans qu'il soit nécessaire de déclarer l'événement comme catastrophe. Le Maroc pourrait s'inspirer de ces modèles pour améliorer l'efficacité de son dispositif, notamment en décentralisant la procédure de reconnaissance, en créant un observatoire des risques, ou en mettant en place un système d'indemnisation prédictible et plus automatisé.