Né en 1916, Bernard Dadié n'a pas usurpé le titre de doyen des lettres ivoiriennes. Son œuvre de poète, de nouvelliste, de romancier, d'auteur de théâtre est l'une des plus fécondes et marquantes de toute l'Afrique de l'Ouest. Sans doute est-ce dans l'Anthologie de la poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor que je lus pour la première fois ces vers si typiques de la manière de Bernard Dadié : «Je vous remercie mon Dieu de m'avoir créé Noir/ Le blanc est une couleur de circonstance/ Le noir, la couleur de tous les jours/ Et je porte le Monde depuis l'aube des temps/ Et mon rire sur le Monde, dans la nuit, crée le jour». A la publication, en 1980, du recueil de nouvelles Les Jambes du fils de Dieu (Monde noir Poche/Hatier), Bernard Dadié en était à son vingtième livre. Il dépeignait le monde colonial par la voix d'un enfant avec ses rigueurs, ses mystères, ses luttes sourdes ou violentes. Bernard Dadié, écrivain d'expérience, possède l'art de la notation juste : un doigté de véritable nouvelliste, capable de tisser une atmosphère en peu de pages et d'y semer un fil d'or : l'émotion vraie. Curieux des motivations des êtres autant que des configurations sociales, économiques et politiques, Bernard Dadié nous renseigne sur l'époque coloniale avec une tendresse pour les pauvres et une sorte de pitié pour leurs exploiteurs qui n'exclut pas les justes écœurements. Auteur prisé des scolaires, pour lesquels il écrivit Les belles histoires de Kacou Ananze, L'araignée (Nathan), Bernard Dadié n'est jamais lourdement didactique. C'est un homme de livres, on l'a dit. Pas étonnant que la première des nouvelles s'intitule Le premier livre commandé. Pour l'auteur, qu'est-ce qu'un livre, en effet ? Un miracle. Le plus savoureux, chez Bernard Dadié, tient à cette capacité de déceler et de nommer les miracles. C'est un «ancien» qui parle, soucieux de partager son expé rience. L'enfant Som-Nian a des choses à dire aux enfants d'aujourd'hui. L'histoire se déroule à Grand-Bassam, en 1928, où régnait le travail forcé. Som-Nian et ses camarades sont particulièrement intéressés par un touriste que ne semblent pas apprécier les autorités coloniales, Ossendowski, qui publiera l'année suivante Esclaves du soleil (Albin-Michel, 1929). L'enfant est rêveur mais ambitieux : il voudrait devenir le premier Saint noir. Un miracle va se produire. La commande qu'il adresse à Paris d'un livre de lecture lui vaudra de recevoir en classe un colis à son nom. Sa lettre a été lue, là-bas… Ce livre reçu est un souvenir au moins aussi brûlant que celui de l'incendie du village de N'Zoga par un exploitant forestier, crime naturellement impuni mais qui provoqua une marche de protestation de la population. La seconde nouvelle du recueil, Le car Bernard, poursuit la cueillette des fleurs du passé. Le mépris dont souffraient les nègres avait des effets paradoxaux : «Ces négrillons qui allaient pieds nus et emplissaient les rues de leurs cris, de leurs rires sonores, savaient que “le 23 mai dame Jeanne la Pucelle aux Armagnacs fut prise devant Compiègne par Monsieur Jean de Luxembourg. (…) Aussi brûlaient-ils des cierges devant la statue de la Sainte guerrière“.» D'où il résulte que : «Nous regardions de travers les Européens qui vantaient les richesses de la culture africaine. Dangereux ennemis déguisés en brebis pour entraver notre monde, notre ascension, notre insertion dans le fantastique monde occidental». Le Blanc est perçu comme «civilisé» mais vécu comme oppresseur : «Tout ce monde avait peur et du soleil et des moustiques et des serpents et du Nègre qu'il tenait à longueur de gaule». Ce sont toujours les écrivains d'âge mûr qui évoquent le mieux les désarrois et les enchantements uniques de l'enfance. Bernard Dadié ne fait pas exception. On l'écoute comme un témoin de première main.