L'OCP fait face à une agitation sociale sans précédents. Décryptage. Une foire d'empoigne, une scène tout droit sortie d'un péplum. Facile de confondre l'agitation qui s'empare de Khouribga aux manifestations dont fut frappé le pays depuis le 20 février. Même sociologie : des jeunes pour la plupart, des revendications analogues (droit au travail, à la dignité, etc.) Sauf qu'à Khouribga, la colère est davantage consignée. Ici, on ne déplore pas l'hégémonie d'un clientélisme corrompue. Non, ici, on réclame la pérennisation d'un privilège, celui de travailler à l'OCP. Tout commence en février. Au principe, il y a une décision. L'Office Chérifien des Phosphates recrute. Les candidats affluent des quatre coins du pays. Or, une rumeur circule selon laquelle, l'état-major de l'Office privilégie l'embauche d'ouvriers originaires des provinces du Sud. La «news» met le feu aux poudres. Aussitôt, des hordes de «descendants» dressent un groupement de tentes aux abords du village de l'Office à Khouribga. Que veulent-ils ? Simplement la pérennisation d'un régime spécial. Une tradition officieuse dont l'OCP a fini par faire une culture d'entreprise. Ainsi, des générations durant, les pères ont transmis des postes aux fils lesquels, devenus père à leur tour, ont réédité le dispositif avec les fruits de leurs entrailles, etc. Le schéma dure depuis près de six décennies. Toutefois, les récentes vagues de recrutements opérées par l'Office ont semblé s'éloigner d'une coutume devenue loi. Alors, peu ou prou, les camps érigés devant le siège social ont grossi, passant en quelques jours d'une poignée de tentes éparses à un authentique village. Cet employé de la commune se rappelle : «On aurait dit une fête foraine, des marchands ambulants parquaient leur étals à proximité du camp, ils ont fait du bon business». Les autorités de la ville croient à un épiphénomène, rien de plus qu'une passade. D'autant qu'à Khouribga, les bras de fer entre les chômeurs et le géant minier sont légion. L'histoire récente en est parsemée. Outre quelques rares occurrences, aucune violence ne ternit jamais le dialogue social. Là, pour le coup, on a laissé fermenter les sédiments du mécontentement. Matraques et hélicos Entre temps, un coup de tonnerre révolutionnaire secoue le monde arabe. Ben Ali tombe, suivi de Moubarak et, au Maroc, un jeune mouvement intitulé «20 février» s'est fait fort de battre le pavé de 53 localités, exigeant la fin des privilèges et l'annihilation de la corruption. Les autorités dressent l'oreille. Consigne : éviter à tous prix la transmutation des camps de chômeurs en foyer latent de contestation populaire. Par conséquent, une intervention devenait impérative. C'est alors que, le 15 mars en matinée, la police se dirige vers le camp. Objectif : démantèlement net et sans bavures. Echec. L'intervention subite des forces de l'ordre déclenche une panique brouillonne. L'affrontement est rude. Fuyant leurs tentes, les protestataires s'insinuent dans l'enceinte du siège de l'Office et pillent les bureaux. La scène est ubuesque. Des milliers de papiers administratifs tournoient au dessous du quartier de Byout, la gendarmerie vient à la rescousse. Commencent Chassé-croisé et course poursuite. La frange la plus radicale des chômeurs enclenche les hostilités. Tout le premier étage du siège est saccagé. Les vandales s'emparent de tout ce qu'ils trouvent : ordinateurs, fauteuils et… agrafeuses. Les esprits s'échauffent. Au jet de bombes à gaz lacrymogène succèdent les matraques. Des hélicoptères de la sûreté nationale survolent le périmètre. «J'ai assisté à des scènes d'une rare violence», s'émeut un militant de l'AMDH (Association marocaine des droits de l'homme) sur place au moment des heurts. Le combat est homérique et, comme il est de circonstance dans ce genre de débordements, il y eut des dégâts collatéraux. Une vingtaine de blessés et, selon certaines sources, deux morts (information formellement démentie par les autorités locales). Le mardi noir se solde par un bilan morbide. Il n'en reste pas moins que les esprits finissent par s'apaiser… relativement. Du côté des sécuritaires, on pointe du doigt la lobotomisation d'Al Adl Wal Ihssane qu'on accuse d'avoir empoisonné d'innocentes doléances sociales. Fathallah Arsalane, porte-parole de la Jamaâ, nie en bloc : «Les accusations qui nous sont portées sont synonymes de l'impuissance de l'Etat face aux crises sociales». Le méli-mélo Etat-Adl fait rapidement pschitt. Du côté de l'Office, on veut bien revoir ses cartes. Des propositions sont émises. L'Office se fend d'un communiqué : 270 personnes seront immédiatement intégrées. La petitesse du chiffre choque. Tandis que 30 000 personnes se bousculent au portillon pour décrocher le sésame, un poste, la promesse d'embauche apparaît famélique. Patatras ! Dopé par les harangues des tribus des Oulad Azzouz et Oulad Lmfasich, les aspirants au saint-job s'enflamment à nouveau. Là encore, la poudrière explose. Une manifestation dérape. Des incendies sont provoqués sur la voie publique. Derechef, le siège de l'Office est détroussé. Tout y passe, réserve d'argent liquide, matériel informatique, bleus de travail. La gloutonnerie des rebelles n'a d'égal que leur frustration. Les forces de l'ordre sont débordées. La fronde se déplace à Boujniba, petite localité avoisinant Khouribga. Là-bas, une annexe du ministère est pillée, le pacha de la ville est brutalement agressé, des véhicules sont calcinés et des bus pris en embuscade. L'ardoise et lourde. Sur le plan humain, les blessés se comptent par centaines, sur le plan financier, le coût est rédhibitoire : plus de 120 millions de DH (certaines sources avancent le chiffre très peu plausible de 5 milliards de DH). L'immeuble de l'Office à Khouribga ressemble désormais à une bâtisse libanaise au lendemain d'un raid israélien. Riposte. L'OCP explicite sa main tendue. A priori, les 270 postes ne constituent qu'une première tranche d'un plan d'embauche devant, in fine, intégrer 5800 personnes. Mieux, on annonce l'attribution de 15000 bourses d'études à l'adresse de celles et ceux pour qui les portes de l'Office demeureront closes. «Le phosphate, c'est le Jackpot !» D'après Abdeslam B., mineur à la retraite, l'imbroglio a des relents d'injustice. «L'office est riche, très riche, il est naturel que ceux ayant sué sang et eau dans les mines puissent transmettre un petit patrimoine à leurs enfants». Les paroles sont simples et l'analyse fruste. Le visage buriné, les rides parcheminés, A.B s'insurge mollement : «Et puis, il y a le projet de mine verte, un gros besoin de main d'œuvre, et les cours, les cours augmentent, non ? Tout le monde le sait ça». Il est effectivement de notoriété publique que l'OCP passe par une période extrêmement faste. Le Maroc possède 50 % des réserves mondiales de phosphates. Et aujourd'hui, les cours des dérivés se négocient à 130 dollars la tonne métrique. De l'or en Barre. A Khouribga, ville industrielle de 160 000 habitants, on vit au diapason de l'activité minière. Ici, on sait que l'Ipad de Steve Jobs inclura dans peu des batteries au lithium dérivé d'un concentré phosphatique. On fait beaucoup de calculs aussi. Mohammed S., gérant geek d'un salon de thé, s'amuse : «Une tablette qui s'arrache à trois millions d'exemplaires par an, avec notre phosphate dedans, c'est le jackpot». Les Khouribgis sont liés à l'Office par une relation d'attraction/répulsion. Tantôt fiers, tantôt déçus, ils attendent toujours l'Eldorado qu'on leur a promis. Celui-ci pourtant n'a rien d'utopique, il est bien réel. En septembre 2010, le Centre international de développement des engrais (IFDC) a dégoupillé une bombe. Selon cet organisme, la part du Maroc dans les réserves mondiales de phosphates est passée de 5,7 milliards de tonnes métriques dans les années 90 à plus de 50 milliards de tonnes, soit environ 85 % de la ressource mondiale. Au rythme actuel des transactions phosphatiques dans le monde (170 millions de tonnes), le royaume est capable d'absorber la demande planétaire sur une durée de 400 ans. Ebouriffant ! Mieux, les besoins alimentaires de la population humaine augmentant chaque année de 3 %, il faudra attendre 50 ans pour que la production phosphatique atteigne son pic. Pour le Maroc, cela équivaut à un demi-siècle d'augmentations de prix et, accessoirement, de réserves de change. Mais nul n'est besoin de se projeter si loin dans le futur. Aujourd'hui, le royaume pèse 30 % des exportations mondiales. Son but, injecter 50 milliards de DH dans le processus d'extraction afin de hisser le rendement des mines de 30 millions de tonnes annuels à 54 d'ici 2015. Les insurgés de Khouribga ne sont que trop conscients de l'embellie. En conséquence de quoi, les tropismes du gain se font plus intenses. Pourtant, cet ex-ingénieur de l'Office tempère l'optimisme ambiant. «Dans les villes minières, un mythe fait rage. L'Office engrangerait les bénéfices sans en faire profiter les riverains. Or, poursuit-il, la stratégie actuelle consiste à se prémunir contre la crise désastreuse des six premiers mois de 2009», analyse-t-il. A l'époque, les cours des dérivés s'étaient effondrés, incitant le géant à dégraisser le mammouth, moult départs volontaires à l'appui. «Le choc a été difficile à encaisser par l'état-major de l'Office, explique cet ancien cadre. Du coup, dorénavant, l'excédent généré par la remontée des cours est largement consacré à l'investissement productif.» Et pour cause, la hantise des vaches maigres résulte sur une impressionnante course à la consolidation des infrastructures. Nouvelle laverie à Khouribga, un pipeline «state-of-the-art» reliant Jorf Lasfar et la capitale des phosphates, Un hub industriel, une dizaine d'unités de traitements, l'élargissement des capacités de stockage du port, etc. Objectif de la mue, réaliser des économies d'eau (intrant essentiel dans le processus de d‘extraction) et accroître les capacités de production afin d'accompagner l'explosion de la demande mondiale. L'équation est simplissime. Les fonds alloués à la vision de l'Office quant à la sécurisation de l'avenir tronquent sa vocation première d'après les riverains : créer de l'emploi. Véritable casse-tête chinois Le PDG du groupe OCP, Mostafa Terrab, fait donc face à un dilemme tortueux. Comment mener de face deux agendas mutuellement exclusifs ? D'autant que, à peine l'incendie de Khouribga éteint, un autre se déclare aussitôt. A Youssoufia, le modus operandi prend une tournure plus péremptoire. L'association des diplômés chômeurs de la ville charge une centaine de ses membres d'investir la gare pour occuper les voies ferrées, immobilisant ainsi le train de nuit reliant Youssoufia à Safi. Des hordes de jeunes flirtant à peine avec la trentaine escaladent la proue de la locomotive. Mot d'ordre : recrutement immédiat par l'Office. Contrairement à ce qu'à connu Khouribga, les insurgés de Youssoufia ne se rendent coupables d'aucune détérioration d'installations. Simplement placent-ils des gravats le long des rails, bloquant de la sorte les plannings de dessertes de l'ONCF. Si l'on se fie au témoignage d'un élu communal de Youssoufia, le statut des frondeurs relève du casse-tête chinois. «C'est très difficile de faire un tri logique dans la sociologie de ces jeunes. On retrouve pêle-mêle des fils de retraités de l'Office, des licenciés, des détenteurs de certificats d'études, des non-diplômés, des OS, des techniciens spécialisés, etc.» Dans cet imbroglio, il devient quasi-impossible d'établir des critères de priorité en matière d'embauche. «Bien que l'Office ait décidé d'articuler son plan de recrutement sur deux volets, intégration directe et formation, la majorité des protestataires veulent du travail et tout de suite», conclut l'élu. Quoi qu'il en soit, le bras de fer prend fin au bout du troisième jour de blocage. Une commission tripartite comprenant des membres du Conseil municipal, des chômeurs et des émssaires de l'OCP, débouche sur un début de consensus. L'Office s'engage à clarifier le mode de sélection des 4000 travailleurs précédemment recrutés et promet de revoir à la hausse ses prévisions d'embauche et de formation. Pour ce jeune aspirant, il y aurait une louche de gaz dans l'eau. «L'Office tente de nous endormir avec ces histoires de formation. Qui nous garantit un contrat après ça ?». Un autre fustige les démarches rébarbatives de postulation : «Il faut faire authentifier son diplôme, le déposer, attendre et prier pour recevoir la fameuse lettre d'engagement». Trop long, trop incertain, trop tout. Pour l'heure, les esprits semblent globalement s'être calmés. Cependant, les attentes sont multiples et, dans le «phosphates belt», la crise sociale ne cesse d'étendre ses filets. A Khouribga où l'on discute DAP et acide phosphorique du matin jusqu'à soir, il n'existe de salut que de l'autre côté de l'imposante grille du village OCP. Alors, en attendant la réception d'une lettre ou l'annonce d'une embauche massive, les obsédés du phosphate aspirent cigarette sur cigarette en rêvant à l'Or blanc… Cet Eldorado synonyme d'amertume. Réda Dalil De Khouribga à Benguerir La grogne monte Les protestations à Khouribga devant le siège de l'OCP, qui ont débuté en février dernier, se sont depuis étendues à plusieurs autres régions du royaume comme à Benguerir, où une centaine de manifestants bloquent régulièrement la voie ferrée réservée au transport de phosphate, réclamant un emploi à l'OCP. Manif L'Office en pâtit Les principales doléances des manifestants concernent le droit au travail et à la dignité. Les fils d'anciens employés de l'OCP réclament d'être intégrés immédiatement et sans conditions au sein de l'Office qui, semble t-il, aurait perdu des millions de dirhams à cause de ces mouvements de protestations à répétition. Promesses Le calme avant la tempête ? Les responsables de l'OCP affirment que 270 personnes seront embauchées. D'un autre côté, certains estiment cette promesse d'embauche, trop limitée, ne concourra pas à l'appaisement durable de la grogne. Embauche Un droit inaliénable ? Un mineur à la retraite persiste et signe : «L'Office est riche, très riche, il est naturel que ceux ayant sué sang et eau dans les mines puissent transmettre un petit patrimoine à leurs enfants (…) il y a le projet de mine verte, un gros besoin de main d'œuvre, et les cours, les cours augmentent, non ? Tout le monde le sait». Un accord avec les contestataires Une Commission multipartite, composée des représentants des autorités provinciales et sécuritaires, de la délégation de l'Emploi, du Conseil municipal et de l'OCP, et les contestataires des résultats de tri des demandes de recrutement, a débouché sur un accord et a permis la reprise de l'activité des trains reliant Youssoufia et Safi et des camions de transport après que des protestataires avaient paralysé le trafic ferroviaire entre les deux gares. La formation d'une Commission locale est prévue afin de palier les anomalies ayant entaché les opérations de tri concernant le recrutement de plus de 4.000 personnes dont des candidats à la formation pris en charge par le Groupe. Pour rappel, l'opération de tri des candidats au recrutement et à la formation professionnelle à la charge de l'OCP avait vraisemblablement inclus des personnes qui n'appartenaient pas à leurs associations.