« La jeunesse marocaine, qui représente près de 30% de la population, est souvent perçue comme désengagée ou apathique. Pourtant, cette vision est réductrice. Loin de l'indifférence, les jeunes développent aujourd'hui des formes d'engagement alternatives, distinctes des circuits institutionnels classiques, souvent plus flexibles, horizontales, numériques ou ancrées dans l'action locale. Ils protestent, créent, et inventent de nouveaux langages de l'action publique », c'est en ces termes que l'association « Les Citoyens » contextualise sa récente étude intitulée « Comment les jeunes voient-ils l'engagement citoyen ? ». Présenté jeudi 17 juillet à Casablanca, ce rapport est le fruit d'un travail de terrain mené sur une période d'une année dans les 12 régions du Maroc. Mobilisant plus de 1 100 jeunes issus de divers milieux, l'étude a recueilli l'opinion des jeunes en analysant leur vision et le regard qu'ils portent sur la citoyenneté, les institutions et les formes d'engagement émergentes. Un engagement informel S'ils boudent les dispositifs formels tels que les conseils communaux ou les pétitions citoyennes qu'ils jugent technocratiques, complexes ou inefficaces, les jeunes investissent d'autres formes d'action : campagnes locales, actions écologiques, entraide et sensibilisation numérique, constate le rapport des « Citoyens ». Ainsi, 72 % d'entre eux estiment que le monde associatif est un lieu privilégié d'engagement, même si 13 % seulement des interviewés sont effectivement membres d'une structure du genre (chiffres CESE/HCP). Ce paradoxe illustre le principal fossé dénoncé par l'étude : une forte envie d'agir, mais peu de leviers concrets pour le faire. Les résultats de l'étude mettent la lumière également sur une méfiance systémique chez les jeunes et une citoyenneté à deux vitesses. Crise de confiance Le diagnostic est sans appel : 70 % des jeunes interrogés déclarent ne pas faire confiance aux élus ou aux institutions publiques. Cette défiance s'accompagne d'un sentiment d'inutilité : près de 48 % attribuent une note très faible à l'efficacité des mécanismes participatifs, et 36 % doutent de leur utilité réelle. Dans les quartiers populaires, les douars ou les zones rurales, l'invisibilité des institutions alimente un sentiment d'abandon, voire d'humiliation, précisent le rapport qui souligne que « seuls les jeunes socialement ou scolairement intégrés peuvent prétendre à une participation reconnue ». Résultat : une citoyenneté à double vitesse, où l'engagement reste un privilège urbain. Prêts à l'engagement mais réclament de l'écoute « Cette crise de confiance s'explique par plusieurs facteurs : la verticalité des modes de gouvernance, l'absence de retour sur les initiatives citoyennes, le manque de clarté des mécanismes de participation, et la faible accessibilité de certaines instances », expliquent les auteurs de l'étude. D'après cette dernière, cette crise est approfondie par la vision souvent stigmatisante de la jeunesse, « perçue soit comme un risque (radicalisation, violence), soit comme un réservoir d'énergies à encadrer, rarement comme des partenaires à part entière », analyse le rapport. Fossé Ce phénomène s'inscrit dans un contexte plus large de crise de confiance entre citoyen.ne.s et institutions, tant au Maroc qu'ailleurs, ajoutent les auteurs. Selon les données du HCP et les travaux du CESE, seulement 13% des jeunes sont membres d'une organisation (association, syndicat, parti). Pourtant, plus de 60% souhaitent s'engager s'ils trouvent un cadre adéquat, des ressources et de la reconnaissance. « Ce fossé entre le désir d'agir et les conditions réelles de l'action constitue aujourd'hui l'un des principaux défis pour les politiques publiques. Dans ce contexte, le numérique émerge comme un espace central d'expression », note l'étude. D'après cette dernière, les jeunes y trouvent un terrain d'engagement moins codifié, plus rapide, plus viral, mais aussi plus vulnérable à la récupération ou à l'épuisement. « Le rapport au politique s'y construit différemment, avec une exigence forte d'authenticité, de transparence, et de résultats ». Le numérique : un espace d'expression sous-exploité Dans un pays où 68 % des jeunes utilisent les réseaux sociaux pour débattre de sujets sociaux ou politiques, le numérique apparaît comme un levier puissant d'expression citoyenne. Pourtant, cette e-participation reste peu valorisée comme le relève l'association dans son rapport. « Les plateformes publiques (comme chikaya.ma) sont mal connues, peu ergonomiques, et rarement conçues pour le mobile ou en langues locales », notent les auteurs de l'étude. « Le désintérêt ne précède pas la participation, il en découle », alerte le rapport, pointant le manque de retour institutionnel, perçu comme un signe de mépris. En termes chiffrés, plus de 53 % des répondants ont moins de 25 ans, 55 % sont étudiants ; seuls 6 % sont entrepreneurs. En termes de citoyenneté, 42 % n'ont jamais participé à un dispositif de démocratie participative tandis que 75% réclament des formations en citoyenneté et leadership. Plus entreprenants, 66 % demandent la création de fonds pour soutenir les initiatives citoyennes. Seul 1 jeune sur 12 estime que les Marocains maîtrisent bien le fonctionnement des associations. Freins à l'engagement Tentant d'identifier les freins à l'engagement citoyen des jeunes, l'étude pointe du doigt cinq grands obstacles : Une méconnaissance généralisée des outils de participation, des procédures trop complexes et décourageantes. Un impact institutionnel estimé « quasi nul » des initiatives citoyennes et des inégalités territoriales flagrantes en matière d'accès à l'information et aux structures. L'étude note également une envie d'agir bien réelle mais peu soutenue par des mesures concrètes. Le rapport des « Citoyens » fruit d'une approche « recherche-action », va au-delà du constat. Il propose des recommandations inspirées d'expériences internationales (France, Suisse, Canada, Estonie...). Il en appelle à l'activation des conseils consultatifs de jeunes, la création d'un fonds régional pour les projets informels, l'intégration de l'éducation citoyenne dans les parcours scolaires ou encore transformer les maisons de jeunes en hubs civiques. Pistes « Lorsque les jeunes ont accès à une plateforme adaptée à l'échange, ils manifestent un énorme intérêt et expriment des idées engagées », observe Basma Guidani, ambassadrice mentor à Casablanca-Settat et actrice de terrain dans l'organisation des Cafés Citoyens. Cette dernière souligne par ailleurs l'intérêt réel des jeunes pour les questions citoyennes lorsque les conditions de participation sont réunies. L'activiste note que, malgré une certaine déconnexion chez les jeunes, l'accès à des plateformes adaptées comme les Cafés Citoyens permet de susciter un fort engagement. Même constat du côté de Zainab Cherrat, Ambassadrice mentor de la région de Rabat-Salé-Kénitra. « Lors de ces échanges citoyens, j'ai vu que ce n'est pas le désintérêt qui freine la participation, mais plutôt l'absence de passerelles concrètes. Trop souvent, les jeunes participent... et puis plus rien. Ce silence institutionnel est dangereux », note l'activiste en déplorant les démarches complexes et le manque de suivi institutionnel. Mettant des mots sur des ressentis, cette étude se fixe comme objectif de traduire des expériences en leviers d'action. Grande conclusion ? La jeunesse marocaine n'est pas en retrait. Elle est en transformation. Elle ne rejette pas la démocratie. Elle appelle à la refonder, en la rendant plus simple, plus inclusive et réellement impactante. « Il est temps que les jeunes ne soient plus simplement appelés à voter tous les cinq ans, mais invités à co-construire, chaque jour, le Maroc de demain », conclut le rapport. Créée en 2016, les Citoyens est une association indépendante et non partisane. Elle œuvre pour une citoyenneté active et inclusive à travers des programmes de sensibilisation, de plaidoyer et d'innovation démocratique.