Originaire de Khénifra, Ouafaa était une jeune fille pleine d'énergie, adorée par sa famille et ses proches. Elle respirait la vie, aspirait à un bel avenir jusqu'à ce qu'elle décide, dans un moment de grand désespoir, de mettre fin à ses jours. Son histoire illustre la face la plus sombre d'un monde où l'intime se transforme en arme de destruction publique. Selon sa famille et l'Association Tahadi pour l'égalité et la citoyenneté (ATEC), le destin de Ouafaa a été brisé le jour où des images intimes la concernant ont été diffusées, par des inconnus, et sans son consentement, sur les réseaux sociaux. Tentant au début de résister et de surmonter la honte et la stigmatisation, elle finit par céder en ingurgitant la « mort-aux-rats ». Ouafaa ne survivra pas. Un cauchemar à répétition « C'est une humiliation publique, une blessure qui ne cicatrise pas. Le pire avec ce type de violence, c'est son aspect « durable » et « élargi». Même s'il y a poursuites judiciaires ou inculpation, les photos ou les vidéos continuent de circuler et peuvent réapparaitre même après dix ans des faits » explique Bouchra Abdou, directrice de l'ATEC. Une souffrance prolongée dans le temps et dans l'espace. « Car une vidéo d'une fille de Khénifra peut atteindre l'autre bout de la planète en aggravant son calvaire », ajoute Abdou. Une lourde souffrance psychique qui résulte d'un profond sentiment d'isolement, de culpabilité, de honte et d'impuissance surtout lorsqu'il s'agit d'agresseurs anonymes comme c'était le cas pour Ouafaa, comme l'explique la directrice de l'ATEC. L'Association a affirmé par ailleurs ce jeudi « son soutien psychique et juridique à la famille de la jeune victime pour lui rendre justice même si à titre posthume », note de son côté maître Zahia Aâmoumou, avocate et activiste féministe. Stigmatisation sociale Œuvrant depuis des années auprès des victimes de violence numérique, les deux activistes insistent sur son impact dévastateur. « Des vies sont fauchées et des destins brisés à cause d'une photo ou d'une vidéo. Beaucoup de victimes n'arrivent pas à surmonter le sentiment de honte et la stigmatisation sociale », insiste Abdou. Pire encore, d'après cette dernière les victimes voient leurs vies bouleversées suite à cette violence complexe. Dycréptage ? Beaucoup de victimes s'isolent, plongent dans la dépression, perdent leur travail, quittent l'école et perde leur indépendance économique. Ne cessant de prendre de l'ampleur, le phénomène est loin d'être « sélectif ». Il fait chaque jour des victimes parmi toutes les catégories sociales. Les canaux et les moyens d'attaque diffèrent et les retombées se font de plus en plus lourdes sur la stabilité psychique, socio-économique et sur l'intégrité physique des victimes. C'est ce qui ressort d'une enquête axée sur la cyber-violence et réalisée par l'ATEC. Ainsi 87% des femmes victimes de violence numérique ont déjà pensé au suicide, 20% sont passées à l'acte sans succès. "Il faut oser dénoncer" Une souffrance que le grand silence enveloppant ce genre de violence aggrave davantage. « La peur de la stigmatisation, l'auto-incrimination, la culpabilité, la crainte du rejet et des représailles de l'agresseur ou de la famille... sont autant de facteurs qui obligent les victimes à se réfugier dans le silence et à ne pas dénoncer leur agresseurs », explique Bouchra Abdou. Pour Zahia Aâmamou, il y a aussi un autre facteur qui empêche les victimes de dénoncer leurs agresseurs. « La peur d'être poursuivies par la loi 490 pour relations sexuelles hors mariage. Or, d'après mon expérience dans des affaires similaires où même des filles apparaissent dans des vidéos soi-disant « compromettantes », la loi 103-13 en particulier leur accorde le statut de victimes et les accusés sont inculpés et écopent de peines qui peuvent aller jusqu'à 3 ans de prison ferme », rassure l'avocate. Une loi qui protège et qui rend justice aux victimes mais qui reste souvent ignorée par ces dernières. Ce qui constitue l'un des obstacles à la lutte efficace contre la violence numérique, selon les activistes féministes. La lutte « Il faut une implication à plusieurs niveaux des toutes les institutions concernées par cette violence pour une meilleure sensibilisation, une lutte plus efficace et une meilleure prise en charge des victimes dès le premier moment de la dénonciation et jusqu'à l'aboutissement du procès », note Abdou qui nomme le Ministère l'Intérieur, celui de la famille, de la justice, le Ministère public, le ministère de la santé mais aussi les différents opérateurs de télécommunications. Elle appelle également à la création d'un guichet national (plateforme unique) pour la protection et l'accompagnement des victimes. Il faut dénoncer ses agresseurs, conseillent activistes et juristes « Lorsqu'il s'agit d'agresseurs anonymes et inconnus, il est essentiel d'impliquer ces opérateurs pour pouvoir les pister. Nous en appelons également à instaurer un contrôle et des garde-fous avec les réseaux sociaux pour protéger les victimes et effacer leurs images à la source », recommandent Abdou et Aâmoumou. Le renforcement des moyens techniques et humains des services judiciaires et policiers (unités d'investigation numérique), la coopération formalisée avec les plateformes étrangères sont autant de propositions formulées par les deux activistes. Ces dernières déplorent par ailleurs l'absence de réponses rapides suite à de telles affaires: retrait incomplet des contenus, rumeurs, commentaires haineux sans parler de la « trace numérique qui ne meurt pas et qui peut ressurgir des mois voire des années après, ravivant la douleur des victimes ». Une loi spécifique En termes juridiques, si la loi 103-13, promulguée en 2018, a constitué une avancée importante en définissant et en réprimant un large spectre de violences faites aux femmes, elle reste insuffisante selon les activistes féministes. « Nous appelons à l'élaboration d'une loi spécifique sur la violence numérique basée sur le genre. Si les hommes sont également touchés, ils restent largement moins affectés et moins dévastés. Le corps de la femme reste encore la propriété de la société, elle est automatiquement condamnée en cas de diffamation ou divulgation d'images intimes », argumente la directrice d'ATEC. Pour Maître Zahia Aâmoumou, les lois existantes jouent certes un rôle important dans la lutte contre la cyber-violence, mais une loi spécifique s'impose « pour que le texte suit l'évolution rapide des nouvelles technologies. Nous en avons déjà préparé une ébauche avec les principaux axes et articles. De nombreux groupes parlementaires soutiennent notre initiative et nous accompagnent dans ce processus», explique l'avocate. En attendant que la « nouvelle loi » voit le jour, l'avocate conseille toutes les victimes à tirer profit de celle déjà existante. « N'hésitez pas à porter plainte et à dénoncer vos agresseurs et harceleurs. Et ne détruisez surtout pas les preuves : les photos, les messages et tout ce qu'ils vous envoient pour vous menacer ou vous faire chanter... gardez-les, c'est le moyen de les faire tomber ! », conclut Zahia Aâmoumou.