Dans un Maroc toujours en attente de la réforme de la Moudawana, un film vient briser le silence. « Les Invisibles » ne raconte pas seulement trois récits conjugués au féminin. C'est une plongée à corps perdu dans les angles morts du Code de la famille. Il montre, frontalement, ce que la loi fait ou refuse de faire pour les femmes. Un documentaire bouleversant qui tend le miroir à une société qui refuse encore de se voir en face. Tranches de vie Salma, est une jeune mère célibataire en guerre pour la filiation de son enfant. Plongée jusqu'au cou dans les failles du droit successoral, Hanane lutte courageusement pour son droit à l'héritage tandis que Laïla reste prisonnière des conséquences d'un mariage précoce et d'une procédure de divorce interminable. Trois femmes, trois destins et trois combats qui, à la fois, se ressemblent et diffèrent mais qui se croisent tous dans l'injustice et la violence juridique basée sur le genre. Porté par l'Association Démocratique des Femmes du Maroc (ADFM), « Les Invisibles » est bien plus qu'un documentaire. Co-réalisé par Rita El Quessar et Ayman Benslimane, « il se veut un réquisitoire, un plaidoyer en image et en son adressé à une société où les textes censés protéger deviennent parfois les premiers instruments de violence », commente El Quessar. Secouer les consciences Projeté en avant-première jeudi 11 décembre à Rabat, « le documentaire « Les invisibles », met en lumière trois parcours de vie marqués par la souffrance, les inégalités et la stigmatisation... mais aussi une résilience inébranlable de femmes, piégées dans les failles de la Moudawana », explique à L'Observateur du Maroc et d'Afrique Bahija Lyoubi, porte parole de l'ADFM. Mariage, divorce, tutelle, héritage, blocages et procédures administratives à ne pas en finir... « C'est une discrimination complexe qui s'accompagne de multiples formes de violence économique, physique, sexuelle et morale», insiste Lyoubi. D'après cette dernière, au-delà de l'aspect artistique de ce film documentaire, sa grande particularité reste sa motivation première. « C'est un outil d'impact social et juridique majeur. Il a été pensé et conçu pour nourrir le débat national sur l'égalité, la justice et la réforme du Code de la famille mais aussi pour interpeler, secouer les consciences et faire évoluer les représentations collectives et les cadres juridiques liés à la Moudawana», note la porte parole de l'ADFM. Electrochoc Pour donner un électrochoc à la société, l'association et les créateurs du film ont opté pour le documentaire. Un reflet réaliste d'un vécu féminin marqué par l'injustice et la violence complexe. «Le choix de cette forme cinématographique s'est imposé naturellement. L'approche documentaire a l'avantage d'être réaliste. C'était pour nous le meilleur moyen de raconter, de façon immersive, le quotidien de ces femmes. Quoi de plus touchant que la réalité !», argumente Bahija Lyoubi. En suivant les protagonistes dans leur quotidien, le film cherche ainsi à donner vie et corps aux statistiques. « Les chiffres, c'est une chose. La réalité, c'en est une autre. Nous voulons que les décideurs la regardent enfin en face», insiste la militante. Une réalité que l'on ne peut toujours pas dire « franchement ». Dans le film, deux femmes apparaissent à visage découvert. La troisième, Salma, la mère célibataire, a été filmée différemment. Une mesure de protection, mais aussi l'expression de tabous persistants : «C'est significatif. Une mère célibataire reste stigmatisée. Les stéréotypes sont encore très lourds, c'est pour cela que Salma, apparait à visage partiellement couvert», souligne Lyoubi, qui pourtant se réjouit de l'accueil réservé au film à sa première projection. « Le public était bouleversé et le débat intense. On sent que le film secoue. Et c'est exactement ce que nous recherchons», s'enthousiasme-t-elle. Tournée nationale pour sensibiliser Le documentaire entame ainsi une tournée nationale ciblant écoles de cinéma, lycées, universités, facultés de droit, centres culturels et maisons de jeunes, en partenariat avec des ONG locales, des associations étudiantes et les barreaux. D'après l'ADFM, « Les invisibles » ira dans les quatre coins du Royaume et même dans des zones reculées. Si pour le moment, aucune diffusion n'est prévue sur les réseaux sociaux, l'association aspire à le diffuser sur les chaînes nationales pour un impact élargi. En attendant, l'ADFM veut d'abord renforcer la distribution dans le cadre de programmes de sensibilisation. Objectif ? Secouer les consciences. «Les mentalités changent lentement, très lentement. Mais nous espérons que celles et ceux qui font les lois : décideurs, parlementaires et Etat seront interpellés et sensibles aux récits représentatifs de ces trois femmes», conclut Lyoubi. Entretien « C'est un film qui donne un visage et une voix à l'invisible » Rita El Quessar, co-réalisatrice de « Les invisibles » Ritha El Quessar, co-réalisatrice de "Invisibles" En révélant ces parcours souvent tus, "Les invisibles" espère contribuer au débat crucial d'une réforme de la Moudawana plus juste, plus protectrice, plus en phase avec la réalité du terrain. Confidences de sa réalisatrice. L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Quelle était votre motivation première pour réaliser « Invisibles » ? Rita El Quessar : En réalité, le film est venu presque tout seul. Je ne m'en rendais pas compte, mais cela faisait des années que je l'écrivais intérieurement. Et puis, soudain, c'est devenu une urgence. Quand je suis devenue maman, d'un petit garçon et d'une petite fille, ma vision du monde a changé. Je me suis posée un tas de questions que je ne m'étais jamais posées : Quelle place ma fille aura-t-elle demain ? Et même, quelle place pour moi-même dans cette société ? Des questions existentielles qui m'ont vraiment secouée parce que je me suis rendu compte de la «délicatesse » de ma situation en tant que femme. Je suis mère, fille, j'ai une fonction sociale, mais c'est très difficile d'être autre chose. Quand on regarde nos textes de loi, par exemple dans le cas des mères célibataires ou la loi 490, extrêmement violente pour les femmes, l'on se rend compte que le chemin est encore trop long pour que la femme trouve véritablement sa place. Ceci malgré certains progrès. Au-delà de l'égalité en droits, qui est indispensable, il faut un réel accompagnement pour que la femme puisse vivre en harmonie dans sa société. Et même si la loi est la même pour toutes, pauvres ou riches, la réalité sociale, elle, ne l'est pas. Dans certains milieux, tomber enceinte hors mariage peut détruire une vie, alors que dans des milieux plus aisés, certaines choses passent. C'est terrible ! Ce Maroc à deux vitesses nuit de manière spéciale aux femmes et à leur dignité et bien être. Sur le plan émotionnel, vous avez côtoyé ces trois femmes pendant le tournage. Comment l'avez-vous vécu en tant que réalisatrice et femme ? C'était très, très dur émotionnellement. Il faut réussir à garder une certaine distance pour pouvoir raconter une histoire, tout en préservant son empathie. J'avais déjà filmé des personnes sortant de prison, ou vivant des situations sensibles, fragiles, précaires. Mais, avec « Invisibles », j'ai laissé une partie de moi-même dans ce film. J'ai découvert des réalités qui m'ont profondément bouleversée. Je ne serai plus tout à fait la même. Ce film m'a transformée. Pensez-vous que le film réussira à transmettre cette émotion et à toucher le public ? Peut-être même à provoquer un changement ? La vérité, je ne sais pas. À partir du moment où le film est terminé, il ne m'appartient plus : il appartient désormais au public et à chaque personne qui le regarde. Que les choses changent ou pas, il est nécessaire de faire des films. Nécessaire de tendre un miroir à la société. Si elle ne regarde pas sa réalité, elle n'évoluera jamais. Pour moi, même si ce film ne fait bouger les choses que d'un millimètre, je prends ce millimètre. Vous évoquez cette image du miroir. Pourquoi avoir choisi le documentaire comme forme ? Justement pour cet aspect miroir. Il existe des associations, des gens actifs qui agissent et œuvrent sur le terrain sans relâche. J'ai d'ailleurs travaillé avec l'ADFM qui m'a largement accompagnée pour faire ce film. Mais il faut qu'on construise un narratif collectif. On ne peut pas avancer si on refuse de regarder son reflet et de bien contempler son pays et ce qui ne va pas. Il ne faut pas avoir peur. Le film est un peu dur, il montre cette réalité. C'est aussi un appel à la maturité.