Au moment où Sébastien Lecornu accède à Matignon ce mercredi 10 septempbre, son passage à l'Hôtel de Brienne entre 2022 et 2025 offre une grille de lecture de la recomposition heurtée du lien franco-africain : recentrage sur la formation et le conseil, retrait des opérations directes au Sahel, insistance sur la souveraineté des Etats. Mais derrière cette doctrine, censée traduire une humilité nouvelle, se dessine aussi un recul d'influence face à des compétiteurs offensifs. Les promesses d'un partenariat « à la demande » se heurtent aux convulsions politiques régionales et aux contradictions d'une realpolitik contrainte. Nommé ministre des armées en mai 2022, Sébastien Lecornu hérite d'un Sahel en pleine recomposition, alors que la France acte la fermeture du chapitre malien. Le 15 août 2022, le dernier soldat français quitte Gao, une séquence lourde de symboles pour les opinions africaines comme françaises, et point d'inflexion doctrinal assumé par l'exécutif français. Le post-Barkhane entérine une bascule : aider uniquement sur demande, refuser la substitution prolongée, renvoyer la charge du combat aux armées nationales. Lecornu le martèle dès l'été 2023 au Sénat, en décrivant trois catégories de présence française en Afrique : les pôles de coopération centrés sur la formation, les bases opérationnelles permanentes comme Abidjan ou Djibouti, et enfin les déploiements « à la demande » aux côtés d'armées locales. L'objectif est désormais de rester utile sans devenir indispensable. Cette inflexion reconnaît un paradoxe : l'efficacité tactique de Serval puis Barkhane n'a pas suffi à conjurer le coût politique d'une présence durable, perçue comme tutélaire. C'est ce décalage, davantage que les résultats militaires, qui précipite la réécriture du logiciel français. Lire aussi : Avec la nomination de Sébastien Lecornu, la France ouvre une nouvelle séquence institutionnelle Le coup d'Etat du 26 juillet 2023 à Niamey met la doctrine Lecornu à l'épreuve. Paris choisit d'abord la fermeté, refuse de reconnaître la pouvoir militaire et soutient la CEDEAO dans son exigence de retour à l'ordre constitutionnel. Mais face à l'hostilité ouverte et au rejet croissant dans la rue nigérienne, Emmanuel Macron et son ministre des armées décident finalement le retrait complet des 1 500 militaires français et la fermeture de l'ambassade. Lecornu invoque alors « la souveraineté des Etats » et l'absence de « double standard ». La formule se veut cohérente, mais la séquence révèle la marge de manœuvre étroite qui reste à Paris. Au-delà du Niger, la ligne appliquée demeure pragmatique. Au Gabon, le coup d'Etat d'août 2023 entraîne une suspension des activités militaires françaises, rapidement levée dès lors qu'aucune hostilité n'est exprimée par le nouveau régime. Au Tchad, la coopération se poursuit sans interruption avec le régime de transition de Mahamat Déby au nom de la stabilité régionale. Le fil conducteur est clair : rester sur invitation, partir sur injonction. Mais cette ligne, bien que lisible, nourrit l'accusation récurrente de géométrie variable selon les alliés et les circonstances. De la présence à l'attractivité La doctrine Lecornu replace la montée en puissance des armées africaines au cœur de la relation. Le ministre double le nombre de places dans les écoles françaises, relance les écoles à vocation régionale et insiste sur des équipements adaptés aux réalités locales, qu'il s'agisse de drones, de cybersécurité ou de maintenance. L'envoi du Délégué général pour l'armement sur le continent, fait inédit depuis les années 1960, traduit un repositionnement assumé de l'offre industrielle. Cette attractivité repose aussi sur une dimension mémorielle et narrative. Lecornu mise sur la réactivation de la mémoire de l'Armée d'Afrique et des liens forgés durant la Seconde Guerre mondiale pour désamorcer les procès en paternalisme. Il s'agit de contrer la propagande prorusse qui prospère sur les réseaux sociaux et de montrer que la France n'est pas seulement un fournisseur de sécurité, mais un partenaire qui reconnaît une histoire partagée. Trois années plus tard, le bilan apparaît contrasté. La France a mis fin à son rôle de première ligne au Sahel, a recentré son effort sur la formation et a clarifié sa doctrine. Mais elle a perdu ses principaux points d'appui dans la bande sahélienne, avec la fermeture forcée de bases et la dégradation de relations historiques. À Paris, la controverse enfle : une tribune signée par une centaine de parlementaires de droite dénonce « l'échec de Barkhane », tandis que des élus de gauche réclament un débat parlementaire approfondi. Lecornu défend l'action des armées, refuse le terme d'« échec » et rappelle le sacrifice des 58 soldats tombés au Sahel depuis 2013. Derrière ce plaidoyer, une conviction s'affirme : l'armée a rempli sa mission, mais la politique n'a pas suivi. La question de la soutenabilité politique d'un engagement militaire extérieur devient centrale. L'arrivée de Lecornu à Matignon, dans un contexte d'instabilité parlementaire, confère à ce débat une nouvelle portée. Le Premier ministre français devra calibrer l'effort de défense, maintenir les partenariats africains jugés utiles et contenir le coût réputationnel d'une politique souvent perçue comme déclinante. Maghreb et Golfe de Guinée ou la recomposition des priorités Le recentrage post-Sahel ouvre paradoxalement de nouveaux espaces au Maghreb et sur l'arc du Golfe de Guinée. Au nord, la coopération militaire se lie désormais aux priorités énergétiques, migratoires et industrielles de l'Union européenne. Au sud, l'appui capacitaire aux Etats côtiers – Bénin, Côte d'Ivoire, Ghana, Togo – se veut concret et mesurable, à travers la formation, la surveillance maritime ou le soutien logistique. La relation avec le Maroc illustre cette approche. Elle privilégie la sobriété de posture et la recherche de résultats tangibles, tout en s'alignant sur les priorités euro-méditerranéennes. Cette recomposition laisse pourtant des zones d'ombre. La temporalité de la formation, qui produit ses effets sur plusieurs cycles, entre en contradiction avec l'évolution rapide des menaces terroristes. L'économie de guerre africaine, contrainte par des budgets serrés, ne peut toujours absorber des équipements français concurrencés par des offres turques, russes ou chinoises plus souples. La bataille informationnelle demeure défavorable, faute de relais crédibles sur place, tandis que la cohérence européenne reste fragile, tant que les dispositifs bilatéraux ne sont pas pleinement arrimés aux missions de l'Union européenne. La doctrine Lecornu a clarifié un cap : coopérer sans s'imposer, partir sans abandonner. Elle a évité l'illusion d'une restauration expéditive de l'influence française, mais a mis en lumière les vulnérabilités persistantes. Dépendance aux aléas politiques africains, compétition technologique et industrielle, fragilité du récit : autant de défis que la France doit désormais assumer. Le passage de Lecornu à Matignon ouvre une seconde étape, où la politique africaine de la France ne sera plus seulement militaire, mais interministérielle et profondément liée aux priorités européennes. Maintenant la question est de savoir si ce nouveau modèle, conçu pour bâtir des relations équilibrées et durables, résistera aux réalités mouvantes d'un continent traversé par les convulsions politiques, la compétition des puissances et les aspirations d'une jeunesse en quête d'autonomie.