Il est des nuits qui ne noircissent pas seulement le ciel, mais l'âme d'une nation. Des nuits où les flammes ne consument pas que des poubelles ou des vitrines, mais les derniers restes d'illusions et la conscience collective d'un pays. Ces derniers jours, le Maroc a vu s'affronter deux visages de la même patrie : d'un côté, une jeunesse exaspérée, enragée, sans horizon ; de l'autre, des forces de l'ordre sommées de contenir une tempête qu'elles n'ont pas provoquée. Fallait-il s'étonner que le choc soit violent ? Quand un pays ferme les portes de l'école, quand il abandonne ses jeunes à l'ennui, quand il transforme le chômage en destin, il ne doit pas être surpris que la rue devienne tribunal. La scène est triste. Le symbole, accablant. Le constat, implacable. Car si les premiers jours portaient encore la respiration d'une colère légitime et pacifique, le troisième a tout basculé. Les pancartes ont cédé la place aux pierres. Les slogans se sont dissous dans les flammes et le vandalisme. Le mouvement du GenZ212 a été confisqué par la horde, défiguré par la rage, trahi par l'absence de cadre. Et voilà une génération qui voulait crier sa dignité... réduite à regarder son message englouti par les violences qu'elle n'avait pas voulues. Qu'on ne s'y trompe pas : les autorités n'ont rien découvert. Elles savaient. Elles savaient que la colère allait déborder. Elles savaient que des mains obscures, malintentionnées, s'infiltreraient pour dénaturer des revendications qui ne sont pas des caprices, mais des droits fondamentaux. Les mêmes autorités qui ouvrent sans hésiter les rues aux cortèges pour la Palestine ont choisi cette fois d'interdire. Pas par crainte de l'imprévisible, mais parce qu'elles connaissaient d'avance l'issue. Et la suite, nous l'avons tous vue : un théâtre désolant de débordements, de vitrines fracassées, de flammes absurdes et d'une sauvagerie qui glace. À partir du troisième jour, la scène a basculé dans l'indicible. Ce qu'une « autre jeunesse » a jeté à la face du pays n'était pas seulement une pluie de pierres, mais un miroir brutal, renvoyant une image insoutenable ; celle d'une société qui refuse de regarder ses propres enfants. Car il ne s'agissait pas d'une émeute passagère, ni d'une colère fugace. C'était le symptôme terminal d'un mal entretenu, le prix final d'un abandon collectif. Le résultat d'un échec répété : des gouvernements sourds qui ont méprisé leurs jeunes, enterré leurs espoirs et étouffé leurs voix. L'échec, aussi, d'une société incapable d'offrir à sa jeunesse autre chose que la marge comme horizon. Car oui, soyons clairs. Ce ne sont pas les forces de l'ordre qui ont provoqué cette colère. Ce sont les familles qui ont lâché prise. Ce sont les partis politiques qui ont déserté le terrain. C'est l'école qui a cessé d'éduquer. C'est l'Etat qui a fermé les yeux. Or lors des manifestations, ce sont des policiers épuisés, sous tension, qui paient l'addition alors qu'ils n'y sont pour rien et que leur rôle, en principe, est de protéger et non de réprimer. Eux font barrage avec leurs corps, quand d'autres auraient dû faire barrage avec des politiques courageuses. LIRE AUSSI : Fils ingrats, Royaume debout Et le plus accablant dans tout cela, c'est que Sa Majesté le Roi n'a cessé, depuis son accession au Trône, de mettre en garde. Discours après discours, il a rappelé que la jeunesse devait être la priorité nationale. Il a tendu la feuille de route, tracé les grandes lignes. Mais les gouvernements successifs, englués dans leurs priorités, n'ont rien fait. Ils ont laissé pourrir la situation, préférant le confort du déni à la responsabilité de l'action. Voilà donc où nous en sommes ; une jeunesse trahie, une promesse brisée, un pays qui saigne pour ses enfants. Qu'on se le dise : quand une génération entière choisit la rue pour exister, c'est que toutes les portes étaient fermées. Un moment suspendu : l'applaudissement qui fend le chaos Et pourtant au milieu du vacarme, des pierres jetées, des sirènes hurlantes et de la vigilance qui colle aux murs, une image est venue fissurer le temps. Une image que l'on croirait sortie d'un film ou générée par l'IA, mais qui est bien réelle : des manifestants, les yeux encore humides de rage, ont remercié et applaudi les forces de l'ordre. Oui … applaudi. Dans une vidéo qui circule, on les voit même leur tendre un bouquet de fleurs. Une offrande dérisoire au milieu des tensions, une étincelle de douceur dans un océan de malaise. Rien d'artificiel, rien de fabriqué, l'image est authentique, brute, bouleversante. Puis cette phrase, prononcée par un jeune, qui a traversé la nuit comme une vérité nue : « Nous n'avons rien contre vous. Nous n'avons rien contre le pays. C'est contre le gouvernement que nous manifestons. » Ce moment-là, il faut le regarder avec sérieux. Il ne s'agit pas d'un détail, encore moins d'une anecdote. C'est une métaphore vivante de ce que nous sommes en train de vivre. Il dit que la jeunesse ne veut pas briser son pays. Il dit que la rue n'est pas en guerre contre les institutions, mais contre l'indifférence et l'injustice. Il dit que le lien entre citoyens et forces de l'ordre n'est pas brisé. Cet applaudissement, ce bouquet, cette phrase... c'est la part d'humanité, de sagesse et d'amour du pays qui refuse de mourir. Ce moment a la puissance des grands symboles. Il rappelle que le Maroc n'est pas un champ de bataille. Le Maroc est une maison. NOTRE Maison où il y a des chambres parfois sombres, parfois fermées, mais c'est le même toit qui couvre tout le monde. Les jeunes en colère y ont leur place. Les policiers sous tension y ont la leur. Les familles inquiètes y cherchent la paix. Mais une maison ne tient pas si ceux qui doivent la gouverner l'abandonnent. Car au fond, cet instant suspendu nous oblige, il nous dit que tout n'est pas perdu. Mais il nous avertit aussi que tout peut basculer si on laisse nos jeunes en proie aux ennemis du Maroc. Ceux qui le visent de l'extérieur mais encore plus ceux qui le minent de l'intérieur. Un pays peut survivre à des émeutes, il peut résister à des colères. Mais il ne survit jamais à l'indifférence. L'échec en cascade Quand la rue s'est embrasée, quand les pierres ont répondu aux sirènes et que les forces de l'ordre se sont dressées face à une jeunesse en furie, ce n'était pas seulement une bataille d'un soir. C'était l'éclat brutal d'un silence accumulé. Car si les policiers étaient contraints d'affronter la rage, c'est que d'autres, bien avant eux, avaient failli à leur devoir. Si le gouvernement avait entendu les signaux qui s'allumaient depuis des années... Si les politiques publiques avaient anticipé au lieu d'exclure... Si l'école avait transmis des valeurs au lieu de distribuer des notes gonflées ... Si les partis politiques avaient été autre chose que des vitrines poussiéreuses... Si les élites avaient pris la mesure de l'effondrement de l'ascenseur social... Si les intellectuels n'avaient pas déserté le champ de bataille des idées... si … si … et si … Ces soirs-là, les forces de l'ordre n'auraient pas été en première ligne de la détresse sociale, ni le bouclier dérisoire d'une jeunesse en rage. La vérité est nue, et elle est cruelle : notre jeunesse n'a jamais été la priorité. On l'a laissée à la marge, ballotée, oubliée. Des centaines de milliers de jeunes, sans emploi, sans diplôme, sans avenir, incarnent aujourd'hui le visage d'une génération brisée. On les a baptisés d'un acronyme sec … NEET ( ni en emploi, ni en études, ni en formation ). Mais en réalité, ce sont les exclus du pacte national, les oubliés d'un pays qui n'a pas tenu parole. LIRE AUSSI : Quand aimer son pays devient un acte de courage Souvenons-nous, à Fnideq, il y a un an à peine, ils criaient déjà leur désespoir par des tentatives d'immigration massive. Ces jeunes n'avaient pas le rêve facile de l'ailleurs, ils fuyaient un sol qui les rejetait, une société qui leur avait tourné le dos. Et dans ce drame, nous sommes tous complices. Notre indifférence, elle aussi, a construit ce mur d'exil intérieur. Les discours creux des dirigeants ne suffisent plus. Les promesses en forme de mirages n'atteignent jamais les ruelles sombres des petites villes marginalisées. Taroudant, Inezgane... avant-hier encore, c'est là que la colère a éclaté le plus violemment. C'est là que l'inaction des gouvernements successifs a laissé pourrir les fractures. Nous n'avons plus le luxe de détourner le regard. Ces jeunes nous ont lancé un électrochoc. Certains, par leur lucidité et leur courage, ont exprimé leurs revendications avec une maturité qui force le respect, même à travers des manifestations qui n'étaient pas autorisées. D'autres, les casseurs et les fauteurs de trouble, ont choisi la destruction. Mais faut-il vraiment s'étonner ? Leur violence n'est-elle pas le miroir le plus tranchant de notre faillite collective, celle de la famille, celle de l'école, celle de responsables absents ? Le 27 septembre n'est pas une simple date. C'est le rappel solennel que la jeunesse d'un pays n'attend pas qu'on lui tende la main demain. Elle réclame, ici et maintenant, la place qu'on lui a volée. Et pendant que nous détournions le regard, eux grandissaient. Une génération à deux visages. D'un côté, ceux ouverts sur le monde, connectés, agiles, insatiables. Ils n'ont pas de frontières. Leur ambition les pousse, parfois jusqu'à l'excès, mais toujours avec la certitude que tout leur est possible. De l'autre, les oubliés. Ceux que la société a relégués aux marges. Ceux pour qui l'avenir n'est qu'un mot creux. Ils ne voient plus d'horizon, alors ils veulent arracher ce qu'ils estiment leur revenir de droit. Animés d'une rage sociale que rien ne retient, ils s'imposent, parfois brutalement, par la violence n'ayant rien à perdre. Ont-ils choisi de naître dans ces périphéries oubliées ? Ont-ils choisi d'hériter de ces fractures ? Non. Ils sont là, avec leurs blessures, leurs humiliations, leur dignité piétinée, leur rage contenue… jusqu'à l'explosion. Et pourtant … Ce qui rend cet échec intolérable, c'est qu'il était annoncé, répété, martelé. Depuis plus de deux décennies, Sa Majesté le Roi Mohammed VI n'a cessé d'alerter et d'appeler à faire de la jeunesse une priorité nationale. Ses discours sont là, noir sur blanc : formation, emploi, dignité, justice sociale, valorisation du potentiel des jeunes. Il a posé les fondations, tracé les lignes, donné les orientations. Mais les gouvernements successifs ont toujours manqué de suivre les directives. Ils ont repoussé, différé, recouvert leur inaction d'annonces creuses, de stratégies sans lendemain, de rapports rangés dans des tiroirs poussiéreux. Ils ont laissé s'installer un abandon systémique. Le résultat est sous nos yeux : une génération livrée à elle-même, une société fracturée, et une jeunesse qui explose de colère parce qu'on l'a ignorée. Mais cette jeunesse n'est plus celle d'hier. Elle n'est plus docile, elle n'est plus prête à subir. C'est une génération qui refuse de se laisser faire, une génération qui déborde d'énergie, d'idées, d'initiatives. Une génération qui pourrait être une formidable force de proposition si seulement on lui ouvrait la porte, si seulement on lui donnait l'espace et la confiance qu'elle mérite. Mais au lieu de cela, on la laisse dériver, exposée aux charognards qui voient en elle une proie facile, un instrument pour diviser, pour attiser les colères, pour servir des agendas qui n'ont rien à voir avec son avenir. Aujourd'hui, il faut le dire sans détour : les forces de l'ordre ne sont pas l'ennemi de la jeunesse, et la jeunesse n'est pas l'ennemie de l'ordre. L'ennemi, c'est l'inaction. L'ennemi, c'est l'oubli. L'ennemi, c'est cette abdication politique qui a laissé une génération entière se débattre seule dans le vide. Les vrais responsables sont ceux qui ont géré ce pays sans jamais faire de ses jeunes une priorité. Ce sont ces gouvernements incapables de tenir leurs promesses. Ce sont ces responsables qui se sont succédé en laissant filer les années dans des palabres stériles. Ce sont ces élites politiques qui ont préféré préserver leurs privilèges plutôt que de réparer la fracture sociale. Alors oui, ceux qui ont incendié des biens et attaqué des agents doivent être sanctionnés et lourdement. Mais il serait trop facile de s'arrêter là. Ceux qui portent la responsabilité la plus lourde, ce sont ceux qui ont laissé faire. Ceux qui ont regardé la jeunesse s'enfoncer dans l'exclusion et le désespoir sans rien entreprendre. Ceux qui, par calcul ou par lâcheté, ont choisi de détourner le regard. Eux aussi devront rendre des comptes : moralement, politiquement, et devant l'Histoire. Car un pays ne se juge pas seulement à la hauteur de ses façades vitrées ni à la taille de ses mégaprojets. Il se juge aussi et surtout à la manière dont il traite ses jeunes. Nous sommes arrivés à un point critique et nous n'avons plus le luxe d'attendre. Le choix est clair : le sursaut ou l'implosion. La réconciliation ou la rupture. La confiance ou la fracture irréversible. Les demi-mesures ne suffisent plus. Il faut recoudre les fissures, rouvrir le dialogue, remettre les jeunes au centre des priorités, concrètement, maintenant, avant qu'il ne soit trop tard. Sinon, il faudra assumer les conséquences. Et elles seront lourdes. Car cette jeunesse qui se lève n'est plus résignée. Elle n'est plus dans l'attente. Elle ne veut plus qu'on décide pour elle. Elle veut être actrice de son destin. Et si le gouvernement persiste à couvrir son inaction de communiqués fades, si les responsables continuent à se défausser, alors ce ne sera plus la jeunesse qui sera en procès mais l'ensemble du système politique. Néanmoins, que personne ne s'y trompe : le Maroc est plus grand que tous les calculs partisans, plus grand que toutes les lâchetés, plus grand que toutes les ambitions personnelles, plus grands que tous les coups bas. Notre Maroc n'est pas à vendre, il n'est pas à diviser, il n'est pas à abattre. Le Maroc est et restera debout, fort, invincible, parce qu'il est porté par nous tous. Et surtout par cette jeunesse qui, demain, en sera le cœur battant, l'avenir, la fierté. À condition que nous ayons enfin le courage de l'écouter. À condition que nous ayons enfin la lucidité de lui faire confiance. À condition que nous ayons enfin l'intelligence de la mettre au centre. Mais à condition qu'elle accepte d'être encadrée. Car c'est elle, et elle seule, qui portera le Maroc plus loin, plus haut, plus fort.