Tawakkol Karman, journaliste yéménite et lauréate du prix Nobel de la paix en 2011, a longtemps été présentée comme une figure de la lutte non violente pour la démocratie durant le Printemps arabe. Surnommée la « Mère de la Révolution », sa notoriété internationale lui a offert une tribune influente. Mais ses prises de position récentes, notamment une série de déclarations hostiles au Royaume en octobre 2025, ont déclenché une vive controverse. Il s'agit ici d'examiner son parcours, son rôle durant le Printemps arabe, ses affiliations idéologiques, la nature de ses attaques contre le Maroc et les réactions qu'elles ont suscitées, afin d'éclairer les ressorts de cette hostilité affichée. Née en 1979 à Ta'izz, au Yémen, Karman s'est d'abord illustrée au sein de l'organisation « Femmes Journalistes Sans Chaînes », qu'elle a cofondée. Son engagement lors du soulèvement yéménite de 2011 lui a valu le prix Nobel de la paix, conjointement avec Ellen Johnson Sirleaf et Leymah Gbowee, « pour sa lutte non violente pour la sécurité des femmes et pour le droit des femmes à participer pleinement au travail de consolidation de la paix ». Derrière cette image de militante pacifiste, son itinéraire idéologique est plus polarisé : Karman est une figure du parti yéménite Al-Islah, formation liée à la confrérie des Frères musulmans. Cette appartenance éclaire sa lecture des bouleversements régionaux et la portée militante qu'elle confère aux transitions politiques. Plusieurs analyses, dont certaines relayées par plusieurs médias, estiment que son activisme s'inscrit dans une logique d'expansion de l'influence frériste, ce qui expliquerait ses saillies contre des régimes considérés comme des obstacles à ce projet. L'escalade avec le Maroc s'est cristallisée en octobre 2025, à la faveur de mobilisations de jeunes, dites « Gen Z 212 », exprimant des revendications sociales (éducation, santé, perspectives économiques). Au lieu d'encourager un débat apaisé, Karman a multiplié des publications en ligne décrivant une situation factice de chaos. Au début du mois, elle a partagé une vidéo prétendant que des manifestants « allaient vers le Palais Royal » à Rabat ; en réalité, les rassemblements, pacifiques concernaient des demandes sociales et n'ont jamais menacé les symboles de l'Etat. Bien au contraire, bon nombre de participants réaffirmaient leur attachement à l'institution monarchique. Dans la même période, elle a qualifié ces manifestations de « révolution » et d'un nouveau « Printemps arabe », alors qu'il ne s'agissait ni d'une tentative de renversement du régime ni d'un mouvement insurrectionnel. À la mi-octobre, une publication associant la photo de Sa Majesté Le Roi Mohammed VI à des vers jugés insultants a marqué un nouveau seuil, ciblant le Chef de l'Etat, pivot de l'unité nationale. Ces contenus provocateurs et trompeurs n'ont pas été un soutien à la jeunesse marocaine, mais une tentative d'instrumentalisation et d'incitation. Cette dynamique s'inscrit aussi dans un réseau d'alliances et de soutiens. Naturalisée turque, Karman entretient des liens étroits avec Ankara et mène une partie de ses activités médiatiques depuis Istanbul. Sa chaîne Bilqis a bénéficié d'appuis qataris, et son entourage professionnel est connecté à l'écosystème d'Al-Jazeera. Ce positionnement géopolitique pèse sur sa grille de lecture : Turquie et Qatar soutiennent, à des degrés divers, des mouvements liés aux Frères musulmans, et la cible privilégiée de Karman oscille entre les monarchies et les régimes qui ne s'alignent pas sur cet axe idéologique. Ses critiques incisives à l'encontre de certains Etats du Golfe, contrastant avec une relative indulgence envers Doha, renforcent l'hypothèse d'un parti pris. La riposte marocaine s'est voulue à la fois ferme et maîtrisée. Sur les réseaux, des milliers d'internautes ont contesté ses affirmations, dénonçant des ingérences et des contre-vérités. Au plan civique, des acteurs de la société marocaine ont interpellé des institutions internationales : Ismail El Hamraoui, fondateur du « Gouvernement parallèle de la jeunesse », a saisi le Comité Nobel et Meta, où Karman siège au Conseil de surveillance, pour signaler une dérive incompatible avec l'éthique attachée à ces instances. Surtout, le Club des avocats du Maroc qui a déposé une plainte pénale auprès du parquet turc, visant des chefs liés à l'incitation à la violence et à l'insulte envers le Chef d'un Etat étranger, sur la base de dispositions du droit turc, notamment la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Le dossier entre ainsi dans un registre judiciaire transnational, loin des polémiques de surface. Au fond, le « problème » de Karman avec le Maroc tient à un triple malentendu. Il est d'abord idéologique : le modèle marocain, monarchie constitutionnelle dotée d'une légitimité historique et religieuse, démontre la compatibilité entre islam, modernité et stabilité, à rebours du récit révolutionnaire promu par la mouvance frériste. Il est ensuite analytique : appliquer la grammaire du Printemps arabe de 2011 au Maroc de 2025 revient à ignorer la singularité institutionnelle du Royaume et la nature sociale – non insurrectionnelle – des mobilisations observées. Il est enfin géopolitique : en relayant les narratifs d'un axe Turquie-Qatar, Karman s'en prend à un pôle de stabilité régional qui suit sa propre trajectoire. En définitive, la tentative d'allumer un contre-feu médiatique autour du Maroc a buté sur la résilience des institutions et la maturité d'une opinion publique qui refuse l'exportation de schémas exogènes. La réponse, populaire puis juridique, a replacé le débat sur le terrain des faits et du droit. L'affaire se poursuit désormais devant la justice turque ; elle dira si la liberté d'expression peut être instrumentalisée jusqu'à l'incitation, ou si le cadre légal prévaut sur les calculs idéologiques.