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Haddad Mezri : « Kaïs Saïed met la Tunisie sous protectorat algérien »
Publié dans Maroc Diplomatique le 29 - 10 - 2025

Par Dr. Haddad Mezri, Philosophe & Ex-ambassadeur de Tunisie à l'Unesco. (*)
Dans cette tribune, le diplomate démontre comment le président tunisien, Kais Saïd, a précipité la Tunisie dans la dépendance à l'Algérie, perdant au passage toute forme de souveraineté. Il accuse également le chef de l'Etat tunisien de mettre Tunis sous protectorat algérien.
A une certaine époque de ma vie, particulièrement en 2011-2013, j'avais plus d'amis Algériens que Tunisiens, ces derniers me reprochant d'avoir dénoncé leur « révolution du jasmin » et révélé la face cachée du « printemps » dit « arabe ». Beaucoup de ces amis Algériens nous ont quitté depuis, notamment l'inoubliable Sid-Ahmed Ghozali, Khaled Nezzar et récemment Ahmed Taleb Ibrahimi. Ceux que j'en compte encore et qui ne sont pas forcément des politiques seraient surpris à la lecture de cette tribune, peut-être même déçus. Qu'ils veuillent bien ne pas m'en tenir rigueur d'être ce qu'ils sont : un patriote redevable à son pays et viscéralement attaché à son indépendance. « Tant pis si ce que je vais dire va blesser...Qu'importe : mieux vaut être haï de ceux qu'on aime que d'être contraint à les haïr soi-même », écrivait Régis Debray en 1978. Cette tribune ne vise d'ailleurs pas le vaillant peuple algérien, ni ses élites intellectuelles ou politiques, ni même le régime en tant que tel. Je ne peux pas leur reprocher de défendre les intérêts de leur pays, si contestables et condamnables soient les moyens d'y parvenir. C'est à mes compatriotes que je reproche le fait de ne pas défendre l'honneur, la dignité et la souveraineté de leur pays, comme jadis et naguère leurs aïeux. Plus exactement ceux qui savent mais se taisent, par lâcheté, par nonchalance, par résignation, ou par trahison. Quant à ceux qui ignorent, désormais, ils savent.
Du protectorat français...
Près d'un siècle et demi s'est écoulé sur le traité du Bardo, appelé aussi traité Ksar Saïd (!), signé le 12 mai 1881 par Sadok Bey, le souverain tunisien, son premier-ministre Mustapha Ben Ismaïl, le consul français Théodore Roustan et le général Bréart. Ce traité, « un modèle de concision avec ses dix articles » (Mansour Moalla, L'Etat tunisien et l'indépendance, 1992, p. 75) complété par la convention de La Marsa du 8 juin 1883, établissait officiellement la mise de la Régence de Tunis sous tutelle française. Raison invoquée par la Métropole, la pacification et la sécurisation des frontières tuniso-algériennes à la suite des incursions des Kroumirs en territoires français, l'Algérie étant depuis 1830 une colonie française. Au lendemain de la signature de ce traité, Jules Ferry, président du Conseil des ministres, déclarait qu'il « faut que la Tunisie soit sous notre dépendance tant qu'elle ne méritera pas notre confiance et notre amitié ». Il ne parlait pas encore de protectorat mais de « traité de paix » ou « traité de garantie » pour préserver la colonie algérienne de ces « brigands et sauvages » Kroumirs tunisiens.
A cette nouvelle forme de colonisation déjà pratiquée par les Anglais (indirect rule), on avait trouvé une jolie et presque sympathique dénomination : le protectorat, qui sera également appliqué plus tard au Maroc (1912). Il ne consistait pas à « conquérir un pays, encore moins de l'assimiler ou l'annexer ; mais, en s'appuyant sur ses structures propres et les élites locales, et en exerçant en son nom les pouvoirs régaliens, il s'agit pour la puissance protectrice de contrôler son administration tout en renforçant l'assise du pouvoir central en place » (Claude Franc, revue Défense Nationale, vol. 823, Paris, 2019). En droit international, le protectorat est « un régime juridique, généralement fixé par un traité international, selon lequel un Etat puissant, en échange de sa protection, exerce un contrôle sur un autre Etat en prenant en charge les relations extérieures, la sécurité et parfois une partie de l'administration de ce dernier, lequel conserve toutefois sa personnalité internationale ». Mais comme l'avait écrit Charles-André Julien dans son remarquable Et la Tunisie devint indépendante, « tout en répudiant le système colonial, cette situation ressemblait fort à une annexion qui ne disait pas son nom ».
Contrairement donc aux casuistiques juridico-idéologiques qu'on a vu refleurir en Tunisie ces dernières années, y compris dans la bouche de celui qui en était devenu le président -lors de son interview affligeante du 23 juin 2020 sur France24-, de facto, il n'existe strictement aucune différence entre protectorat et colonie. Dans l'une des toutes premières études en droit international consacrée aux protectorats, un éminent professeur de Bordeaux note que « Le protectorat nous apparait ainsi comme une sorte de conquête morale précédant et justifiant par la suite la conquête matérielle, c'est-à-dire l'annexion pure et simple » (Frantz Despagnet, Essai sur les protectorats, 1896).
On connaît la suite : 75 ans de présence coloniale française tantôt politiquement défiée par les indépendantistes destouriens, tantôt violemment combattue par la résistance armée, au bout desquels la Tunisie accédait à l'indépendance le 20 mars 1956, sous la présidence du « combattant suprême », Habib Bourguiba. Une indépendance dont on avait dit, y compris des Tunisiens parmi lesquels celui qui fait office de président aujourd'hui, reprenant la rhétorique youssefiste, qu'elle était peu glorieuse, « impure », voire « incomplète », ayant été obtenue par des voies juridico-contractuelles en deux étapes : l'autonomie interne signée le 3 juin 1955, puis l'indépendance « formelle » proclamée le 20 mars 1956. A l'inverse donc du roman national algérien suivant lequel l'indépendance algérienne, « pure », « révolutionnaire » et « intégrale », qui a été arrachée au prix d'1 millions de martyrs. Sans doute, mais l'or, si pur soit-il, ne l'est jamais à 100% ! Le dernier soldat français à quitter le sol tunisien, le contre-amiral Vivier, c'était le 15 octobre 1963, à la suite de l'ultime guerre de libération de Bizerte en 1961. Le dernier détachement militaire français à quitter le sol algérien, en l'occurrence la base aérienne de Bou Sfer, c'était en avril 1971, sous la présidence de Boumediene ! L'année 1971 est aussi la date de nationalisation des hydrocarbures !
Scène mémorable et hautement significative, le 12 mai 1964 -comme un clin d'œil au 12 mai 1881- l'année même où la France inaugurait l'ouverture de sa base de Bou Sfer non loin d'Oran alors que l'Algérie est censée être indépendante depuis deux ans (1962), Bourguiba signait le texte promulguant la nationalisation des terres sur le même guéridon ayant servi à la signature du traité du Bardo.
...Au protectorat algérien
Celui qui incarna héroïquement la lutte pour l'indépendance, puis magistralement l'édification de l'Etat-Nation, disait en substance que « si un jour, par malheur, la Tunisie devait à nouveau subir les heures sombres du colonialisme, ce ne serait pas la faute des autres mais à causes de ses propres enfants ». Il enseignait aussi, « Souvenez-vous de ces paroles lorsque je ne serai plus parmi vous : ne retombez pas dans la discorde car la nation se dispersera alors, l'Etat perdra de son prestige, nous serons la proie d'autres pays et nous reviendrons à la situation d'avant le protectorat ». Depuis le 7 octobre dernier, ces paroles de Bourguiba résonnent comme une fatalité prophétique. Le plus grand dramaturge de la Grèce antique, Eschyle, ne disait-il pas que « Les dieux aident ceux qui conspirent à leurs propres pertes » ?
Le 7 octobre 2025, à Alger, en effet, l'insignifiant ministre tunisien de la Défense, un certain Khaled Sehili, signait avec l'inamovible et puissant général algérien Saïd Changriha, chef d'état-major de l'ANP depuis 2019, un accord de coopération militaire et sécuritaire qui, selon le communiqué du ministère des Affaires étrangères algérien, constitue « une étape marquante dans l'histoire des relations entre les deux pays » et une « avancée majeure » dans le renforcement de leur coopération militaire. A l'exception du quarteron de généraux qui ont été dévoyé par Kaïs Saïed pour assurer la pérennité de son pouvoir illimité, illégal et illégitime, nul en Tunisie ne connaît l'exact contenu de cet énigmatique accord dont les Tunisiens n'ont appris l'existence que par le biais de la presse algérienne. Ni les organisations nationales mises au pas, ni la cheffe de son énième gouvernement, ni ses ministres interchangeables, ni même son parlement décoratif n'ont été consulté. Aucun communiqué officiel non plus, ni de la présidence, ni du ministère de la Défense, ni celui des Affaires étrangères. Persuadé de son intelligence exceptionnelle, de son géni inégalable, voire de son infaillibilité pontificale, le satrape de Carthage ne rend compte à personne. De même que pour le torchon constitutionnel qu'il s'est confectionné à sa juste taille, il rédige et scribouille solitairement des accords, notamment celui qu'il a conclu avec Giorgia Meloni, qui a fait de la Tunisie un immense refuge de migrants Subsahariens affluant des frontières algériennes. Véritable passoire, celles-ci sont curieusement moins sécurisées que nos frontières avec la Libye, qui est pourtant dans la situation que chacun sait. Kaïs Saïed décide seul, quitte à brader la souveraineté du pays et à mettre en péril l'existence même de l'Etat-Nation tunisien.
Pour avoir été ambassadeur, je sais que les accords entre pays, c'est comme en exégèse coranique : il y a le Dâahir (apparent) et le Bâatin (occulte). En termes plus clairs, il y a dans un accord bilatéral stratégique ce qui est impropre à la consommation locale et ce qui lui est digeste, à l'instar d'ailleurs des accords d'Evian qui reconnaissaient le principe de l'indépendance algérienne en 1962, tout en permettant à la France d'effectuer tous ses essais nucléaires et de n'évacuer définitivement les territoires algériens qu'en 1971. Il en va de même de l'accord du 7 octobre 2025 qu'on peut déjà baptiser Ksar Saïd2, Saïd ne renvoyant pas au lieu de sa signature comme jadis (1881), mais au prénom de celui qui préside aux destinées de la Tunisie depuis 2019. Commentant ironiquement une pensée hégelienne, Marx écrit que « Tous les grands événements et personnages de l'histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois... la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide » !
Si opaque soit-il, et en raison même de son opacité manifeste, cet accord ou plutôt traité dont une copie arabe en 7 points aurait fuité, constitue une menace existentielle pour la Tunisie, « que l'Algérie considère souvent comme un poste avancé de son propre territoire » (Jeune Afrique, 8 octobre 2025). Intitulé Protection de la confidentialité des informations, le septième point stipule précisément que « Les deux parties s'engagent à préserver strictement la confidentialité des informations échangées dans le cadre du présent accord... ». Voici pour l'opacité affichée et assumée. Le troisième point, Surveillance des frontières et lutte contre la contrebande, précise quant à lui que « Les deux parties coopèrent pour surveiller et sécuriser les frontières communes... », ajoutant (point 5) que, « Dans le cadre du suivi opérationnel et de la traque des éléments terroristes dangereux, il est permis à la partie algérienne, après coordination préalable avec les autorités tunisiennes compétentes, de pénétrer sur le territoire tunisien dans une limite ne dépassant pas cinquante les 50 kilomètres... ». Il n'est fait mention d'aucune réciprocité ! Quant au point 6, Exclusivité de la coopération sécuritaire et de défense, il prévient que « La deuxième partie ne pourra, après la signature du présent accord, conclure aucun accord ou partenariat avec une partie étrangère dans les domaines sécuritaires ou de défense liés aux dispositions du présent accord, sans coordination préalable et obtention d'un accord écrit préalable de la première partie ». Disposition qui me rappelle d'ailleurs une autre, figurant dans le traité du 6 janvier 1970 (j'y reviendrai plus loin) et relatif au règlement du litige frontalier entre Alger et Tunis, stipulant « ...l'engagement de n'adhérer à aucun pacte ni à aucune coalition dirigée contre l'une des deux partis » !
Lire aussi : Tunisie : une crise migratoire à vif, entre précarité extrême et crispation politique
Depuis la nuit des temps, la sempiternelle sécurisation des frontières a toujours servi de prétexte au puissant pour assujettir le faible. L'article 2 du traité de Ksar Saïd (K.S 1881) proclamait que « S.A. le Bey de Tunis consent à ce que l'autorité militaire française fasse occuper les points qu'elle jugera nécessaires pour le rétablissement de l'ordre et la sécurité de la frontière et du littoral ». A cette différence près que c'est le pistolet à la tempe que Sadok Bey a fini par ratifier le traité de Ksar Saïd, non sans avoir bien auparavant envoyé son frère Ali Bey, l'héritier du trône, à la tête de 3000 hommes dans la zone du Nord-ouest. Sur les raisons de cette expédition, les historiens divergent : soit que les troupes tunisiennes sont censées montrer au gouvernement français que le Bey a la volonté de pacifier la frontière et de protéger ainsi les intérêts français, soit qu'il s'agit d'une manœuvre pour surveiller les agissements des troupes françaises et si besoin les affronter, nonobstant les disparités en nombre et en équipement. Quant à l'actuel usurpateur de Carthage, il n'a pas eu besoin de forcer sa nature pour dépêcher à Alger son ministre de la Défense, chargé de ratifier un traité conçu, voulu et dicté par le « grand frère » algérien.
En réalité, la Tunisie, mais aussi l'Algérie, n'avaient nullement besoin d'un nouveau traité. Les précédents accords et conventions bilatérales, notamment celle de 2001 sous la présidence de Bouteflika et Ben Ali, étaient largement suffisants. La dynamique créée par K.S 2025 « conforte la position dominante de l'armée algérienne au Maghreb central, mais accentue la dépendance militaire tunisienne dans un contexte de fragilité institutionnelle et économique à Tunis (APANews, 10 octobre 2025). Effectivement, « ni l'Algérie ni la Tunisie ne font l'objet de menaces extérieures majeures nécessitant la conclusion d'un tel accord. Il s'agit plutôt, de renforcer la vassalisation de la Tunisie, et d'acter une supériorité face à ce pays voisin pris au piège de la politique interventionniste algérienne » (Hespress, 10 octobre 2025). Cet interventionnisme ne date pas d'aujourd'hui, il remonte à plus d'un demi-siècle. Il n'affecte pas uniquement la Tunisie, mais d'autres pays à commencer par les voisins immédiats.
Le Maroc, une obsession algérienne
Soudain, le gouvernement algérien postcolonial n'avait plus de mémoire mais une rêverie de puissance : dominer le Maghreb au nom d'un panarabisme éculé, d'un islamisme aseptisé et d'un socialisme fantasmé. Analysant les dessous de l'éphémère union tuniso-libyenne de 1974, le fondateur de Jeune Afrique confessait que « le tandem Boumediene-Bouteflika rêvait d'un Maghreb sous sa coupe, où son ami Masmoudi aurait pris le pouvoir en Tunisie et le général Oufkir au Maroc » (Béchir Ben Yahmed, J'assume, 2021, p. 191). Fini le rêve né en avril 1958 à Tanger, lorsque les chefs de l'Istiqlal, du FLN et du Néo-Destour exprimaient leur détermination de fonder un Maghreb uni. Le traité de Marrakech en 1989 pour promouvoir l'intégration économique et politique des cinq pays n'a été, a posteriori, d'une chimère. C'est que pour les Tunisiens, leur pays appartient au Maghreb. Pour les Marocains, le Maroc appartient au Maghreb. Idem pour les Mauritaniens et les Libyens. C'est aussi le cas du peuple algérien mais pas du régime selon lequel c'est le Maghreb qui appartient à l'Algérie !
Les dirigeants Algériens ont rapidement oublié que le Maroc et la Tunisie avaient hébergé des milliers de réfugiés Algériens (selon Mohsen Toumi, La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, 1989, p. 72). Plus exactement « près d'un million de réfugiés entre 1957 et 1962 », ainsi que l'ALN et le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne). Le Maroc et la Tunisie ont massivement soutenu l'action militaire de l'Algérie jusqu'à en subir les conséquences tragiques, notamment à Oujda et à Sakiet-Sidi-Youssef en 1958. Avant même la proclamation de son indépendance imminente, acquise certes par la résistance héroïque de son peuple mais aussi grâce au soutien politique, diplomatique, logistique et même militaire des Tunisiens et des Marocains, l'Algérie faisait preuve de reconnaissance à l'égard de ses fidèles voisins de manière bien singulière : le Sahara, tout le Sahara lui appartient à elle et à elle seule. Ainsi, tout est répulsif et abominable dans l'œuvre coloniale, sauf le tracée des frontières unilatéralement établies par le colon ! Et pour cause, ce leg précieux du colonialisme lui était bien favorable aux dépens de la Tunisie et du Maroc, qui avaient de leurs côtés l'Histoire et même certains traités juridiques remontant à l'époque ottomane et au début de l'ère coloniale, mais pas les volte-face de la France sous le général de Gaulle !
A peine une année après son indépendance, sachant qu'elle va devoir restituer ce qui ne lui appartient pas, conformément d'ailleurs aux engagements de certains de ses chefs historiques, l'Algérie mobilisait ainsi son armée pour préserver l'intangibilité de « son » territoire des nouveaux « ennemis » Marocains et Tunisiens, considérant comme fait accompli et non négociable les délimitations coloniales de ses frontières avec le Maroc d'une part et la Tunisie d'autre part. Avec le Maroc, le différend frontalier a tourné à l'affrontement armée en octobre 1963, avec la « guerre des Sables », provoquée par l'armée algérienne avec l'appui notamment de l'Egypte nasserienne. En dépit d'une convention reconnaissant implicitement la revendication marocaine, signée à Rabat en juillet 1961 entre Hassan II, 21ème représentant de la dynastie alaouite et Ferhat Abbas, président du GPRA avant d'être renversé par Ben Bella, un détachement des Forces armées royales est attaqué à Hassi-Beïda, non loin de Béchar, affrontement qui va rapidement s'étendre à Tindouf et Figuig.
Le conflit fratricide, qui va tourner à l'avantage du Maroc pour ne pas dire à la débâcle de l'ANP -malgré le renoncement volontaire de Hassan II à la région de Tindouf-, prend fin au bout de quatre semaines à l'initiative de l'OUA et sera officiellement réglé par un traité de « fraternité et de bon voisinage » conclu le 15 janvier 1969 à Ifrane. Si pour le Maroc c'était enfin la paix de la bravoure, pour l'Algérie c'était le répit de la rancune... en attendant d'allumer, via le Polisario, son proxy installé à Tindouf, le feu de la discorde au Sahara marocain, improprement appelé « Sahara occidental », une création ex nihilo de Kadhafi avant la récupération de la créature par Boumediene. S'ensuivit près d'un demi-siècle de guerre froide, parfois chaude, toujours par mercenaires interposés, pour finir ces jours-ci au Conseil de sécurité des Nations-Unies. Inféodation oblige, l'usurpateur de Carthage a entrainé le pays dans ce conflit algéro-marocain, rompant ainsi avec la doctrine des Affaires étrangères tunisiennes de la non-ingérence (Polisario, port de Zarzis : ce qu'Abdelmadjid Tebboune et Kaïs Saïed se sont dit, article de Jeune Afrique du 11 juin 2025), établie par Bourguiba dès 1956 et fidèlement suivie par Ben Ali. Sur cette question du Sahara marocain, il ne s'agit pas ici d'un propos de circonstance mais d'une position de principe que j'ai toujours exprimé depuis trente ans, notamment dans mon essai Carthage ne sera pas détruite (2002).
Avec la fraternité algérienne, la Tunisie n'a pas besoin d'ennemi !
Avec la Tunisie, que nos « frères » Algériens continuent d'appeler non sans condescendance « la sœur cadette », le litige frontalier n'a jamais tourné à l'affrontement militaire comme avec le Maroc. Non guère que la « grande sœur » ait fait preuve de plus d'aménité et de gratitude à notre endroit, mais bien parce que la sagesse gouvernait à l'époque la Tunisie. Juriste, légaliste, pacifiste, Bourguiba misait beaucoup plus sur le droit international et les négociations diplomatiques que sur un bras de fer armée, dont il n'avait d'ailleurs ni la force physique, ni les moyens financiers, ni même l'envie. Le 17 juillet 1961, dans son discours à l'Assemblée nationale, il déclarait : « Nous espérons que notre bon droit, notre franchise, et notre désir sincère de coopération pourront nous éviter d'entrer en conflit armé avec la France et à plus forte raison avec nos frères algériens ».
Le litige en question, leg du découpage colonial, concerne essentiellement la fameuse Borne 233, située à Garat el Hamel, à une quinzaine de kilomètres au Sud-Ouest de Ghadamès, considérée comme l'ultime point de la frontière tuniso-libyenne et légitimement (en termes de droit comme au regard de l'Histoire) revendiquée par la Tunisie indépendante conformément au traité du 19 mai 1910, qui délimite précisément la frontière tuniso-libyenne de la mer à la Borne 233, ainsi qu'au traité franco-libyen de 1956 fixant la frontière entre l'Algérie et le royaume libyen, et qui se réfère également à la Borne 233. L'affaire dite de la Borne 233 relate une amputation géographique des plus injuste, arbitraire et douloureuse ; elle incarne dans sa quintessence la spoliation de la Tunisie de tout son Sahara, immensément riche en hydrocarbures, par l'Algérie avec la complicité active de la France. Comme l'écrit très justement Karim Serraj, « Derrière le litige frontalier se cache donc une bataille pour le contrôle de ressources vitales, un enjeu économique qui transforme un différend historique en une question de survie économique pour la Tunisie. On peut dire que la Tunisie utile a été donnée à l'Algérie post-indépendance » (Territoires tunisiens spoliés par l'Algérie : genèse des revendications contemporaines, site Le360, 26 octobre 2025).
S'adressant solennellement à l'Assemblée nationale toujours le 17 juillet 1961, et muni de l'original du traité de 1910, Bourguiba déclarait : « J'avais déjà dit, dans mon discours du 5 février 1959, que nos frontières territoriales et notre existence géographique nous ont été spoliées au Nord et au Sud et doivent nous être rétrocédées (…) Nous croyons, de notre devoir, de revendiquer notre espace saharien aujourd'hui plutôt que d'ouvrir, demain, un conflit avec nos frères algériens ».
Dans son livre Mon combat pour les Lumières (éd. p. 168), s'arrêtant sur le cynisme du gouvernement français sous de Gaulle, feu Mohamed Charfi, professeur de droit, président de la Ligue des droits de l'homme et ministre de l'Education nationale sous la présidence de Ben Ali, écrit : « Peut-être que des raisons objectives, coloniales (attribution du Sahara à l'Algérie) et géologiques (richesses fabuleuses du Sahara en pétrole et en gaz), ont favorisé cette attitude. Dans le tracé des frontières en Afrique du Nord, les dirigeants français ont tenu à avantager l'Algérie, considérée à l'époque comme étant un département français et qui, dans leurs esprits, devaient le rester, par rapport à la Tunisie et au Maroc, par définition provisoire. Ainsi, ils ont attribué tout le Sahara qu'ils occupaient à l'Algérie. C'est là un fait colonial et un accident de l'histoire... (la Tunisie) avait des revendications légitimes concernant sa part du Sahara ».
Je dirai plutôt un fait néocolonial dans la mesure où dès 1962, l'Algérie ne se voyait pas comme le dernier pays à recouvrer sa pleine souveraineté pour, sinon réaliser l'unité du grand Maghreb arabe dont rêvaient les précurseurs de la lutte anticoloniale au sein de l'A.E.M.N.A. (Association des étudiants musulmans nord-africains) et de l'Etoile nord-africaine revendiquant l'indépendance totale de l'Afrique du Nord dès 1933, du moins contribuer à son essor social, culturel, économique et diplomatique. L'Algérie se voyait plutôt comme une nouvelle puissance hégémonique, en lieu et place de l'empire colonial français.
Un an avant la proclamation de l'indépendance algérienne et un mois après le début des négociations d'Evian (mai 1961), soit le 26 juin 1961, Mohamed Masmoudi, alors secrétaire d'Etat à l'information, s'adressait ainsi aux frères Algériens : « Est-ce le Sahara qui nous divise (…) ? Tout le monde sait que la rectification des frontières sud, c'est-à- dire le droit de la Tunisie à son espace saharien, était l'un des principaux points du contentieux franco-tunisien (…). Est-ce porter atteinte à l'intégrité territoriale de l'Algérie que de dire : c'est avec la France et non avec l'Algérie que nous avons un contentieux portant sur nos frontières sud ?» (cité par Tahar Belkhodja, Les trois décennies Bourguiba, 2010, p. 56).
Spoliation de la Tunisie de ses territoires du Sud
Certains de mes compatriotes parmi lesquels des historiens, ont beaucoup écrit sur la bataille décisive de Bizerte à l'été 1961. Mais peu d'entre eux prêtait attention au fait que la crise de Bizerte et la crise du Sahara tunisien étaient politiquement, stratégiquement et même temporellement liées. Elles éclatent simultanément, à savoir le 18 juillet 1961 dans le Sud tunisien, et le 19 juillet à Bizerte. En cette journée mémorable et paradoxalement occultée du 18 juillet 1961, affluaient à Tataouine, où les attendait Ahmed Tlili, des centaines de jeunes volontaires venus de Médenine, Gafsa, Douz et Gabès, se portant volontaires pour la bataille ultime. Le lendemain matin, notre jeune et vaillante armée plantait à Garet El Hamel, sur la Borne 233, le drapeau tunisien. Courte victoire face aux bombardements de l'aviation française et aux troupes de l'infanterie précipitamment dépêchés d'Alger.
Dans ses Mémoires, le général de Gaulle racontera l'événement à sa manière : « le 18 du mois de juillet, dans l'extrême sud, un imposant détachement tunisien franchit la frontière saharienne, assiège notre poste de Garet El Hamel et occupe le terrain dit (la borne 233). Vraisemblablement Bourguiba estime que Paris reculera devant la décision de déclencher une action d'envergure… Il compte donc qu'une négociation s'ouvrira sur la base du fait accompli, et par conséquent lui donne satisfaction… Je n'admets pas qu'on manque à la France… » ! De Gaulle a été plus loquace et néanmoins fourbe lors de sa célèbre conférence de presse du 5 septembre 1961 : « Il faut dire que dans les négociations de Rambouillet (27 février 1961), le président de la République tunisienne avait réclamé au Sahara une rectification des frontières en faveur de la Tunisie et aux dépens de l'Algérie. Cette rectification de frontières devant ménager en quelque sorte un accès futur à la Tunisie vers le Sahara. Et du reste, Monsieur Bourguiba ne cachait pas que c'était là qu'une étape et qu'il visait au plus profond du désert la région des gelées où se trouvent comme on sait d'importants gisements de pétrole...L'Etat tunisien réclamait la source du pactole...Nous avons fait connaître à l'époque à Monsieur Bourguiba que du moment où nous étions en train d'aider à naître un Etat algérien qui pouvait pas ne pas être intéressé au premier chef par le Sahara...nous n'allons pas inconsidérément découper les pierres et les sables leur souveraineté et la distribuer en tranches... ».
Une année après, l'Algérie devenue indépendante, Bourguiba va user de toute son énergie et diplomatie pour convaincre les nouveaux dirigeants Algériens. Peine perdue. Devant l'hubris, la phronesis est impuissante. La dernière illusion d'une solution pacifique et équitable fut l'année 1964. En juillet, raconte Tahar Belkhodja, « je rejoins de Dakar notre délégation au Caire, à la deuxième conférence au sommet des pays africains. Bourguiba soumet, encore une fois, à Ben Bella le problème de la délimitation des frontières à partir de la borne 233. Le chef d'Etat algérien consent verbalement à un arrangement reconnaissant la souveraineté tunisienne. Mais à son retour à Alger, Boumediene, ministre de la Défense et Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, refusent d'entériner cet accord ».
Alors qu'une délégation tunisienne composée d'officiers supérieurs se trouvait à Alger le 5 janvier 1970 pour discuter de la sempiternelle question frontalière, elle fut priée de rebrousser chemin car « les discussions sur le problème des frontières n'ont plus raison d'être. La question est résolue », lui fit-on savoir ! En effet, un « traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération », délimitant notre frontière à la Borne 220 comme le voulaient les Algériens et les Français, et non plus à la Borne 233, est signé à Tunis le lendemain, 6 janvier 1970, par les deux ministres des Affaires étrangères, Habib Bourguiba Junior et Abdellaziz Bouteflika. Un protocole annexe comportait la cession à l'Algérie des biens domaniaux tunisiens, à savoir Fort Carquet, deux puits artésiens, et l'aérodrome. En échange, l'Algérie versera l'équivalent modique en Francs français de 10 millions de dinars algériens ! Avant la donation à l'Algérie par de Gaulle de territoires tunisiens, donation « légalisée » par le traité de la Honte, la superficie de notre pays atteignait les 185 000 Km2 ; après ce traité, sa superficie a été réduite à 164 000 Km2.
Ce traité de la Honte sera ratifié par l'Assemblée nationale le 30 janvier 1970. Un seul député, Ali Marzouki, osa prendre la parole : « Ce n'est pas la première fois que la Tunisie se déleste d'une partie de son territoire au profit de la France, et aujourd'hui en faveur de l'Algérie… Le même événement se produisit sous le règne d'Ahmed Bey, lorsque notre pays a cédé aux autorités françaises de l'Algérie une région entière qui s'appelait Najd près de Souk el Arba. Puis, en 1901, lorsque les frontières passèrent par le Sahara, la Tunisie fût amputée malgré elle d'une partie importante du Sahara...Nous avions trouvé un tracé de Bir Romane jusqu'au Sud sans qu'il parvienne à la borne 233… Aujourd'hui, la Tunisie accepte de sacrifier au nom de l'amitié et de la fraternité une partie importante de son territoire aux frères algériens…Parallèlement, j'aurais aimé que nos frères Algériens eux-mêmes se désistent de la petite portion qui n'a aucune valeur, sinon qu'elle nous est chère historiquement : le puits artésien était le premier puits dans la région, le deuxième a été creusé en 1963. Lors de la bataille de juillet 1961, plusieurs de nos soldats et de nos citoyens sont tombés au champ d'honneur… Mais pour l'amitié et la fraternité et le bon voisinage, j'approuve cet accord et espère que le peuple algérien sera au niveau du peuple tunisien… ».
Les deux ministres signataires, Abdellaziz Bouteflika et Habib Bourguiba Junior envoient un message de « félicitation » à Bourguiba, hospitalisé à Paris : « En ce jour historique… nous avons signé, un traité et des accords qui mettent fin aux différends précédents, et ouvrent une page nouvelle de coopération entre les deux pays… ». Profondément affecté et meurtris, Bourguiba ne réagira point, et depuis, il ne fera plus jamais allusion à ce qu'il appelait « nos territoires du Sud ». Mais il conservera toute sa vie, accroché au mur derrière son bureau, la vraie carte géographique de la Tunisie avec la frontière non délimitée au-delà de la borne 233, y compris le Sahara tunisien, soit 20 000 Km2, près de deux fois la superficie du Qatar ! A ses visiteurs étrangers, y compris des Algériens, il lui arrivait avec humour noir de commenter la carte : « Tout ça c'est l'Algérie, elle a un gros ventre...plein de gaz » ! Cette carte géographique devenue tableau historique ne sera jamais décrochée par Ben Ali. Mieux encore, lors de son premier déplacement à l'étranger en tant que Président, qui a été pour l'Algérie (2-3 mars 1988), il a eu l'audace « militaire » de dire par boutade à Chadly Ben Jedid que « la question de nos territoires du Sud nous est restée là », faisant un geste du doigt pointée sur la gorge (cela m'a été raconté par mon ami, feu Dali Jazi, professeur de droit public et politologue, plusieurs fois ministre sous Ben Ali, notamment de la Défense).
Pour l'anecdote, cinq jours avant la conclusion du « traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération », soit le 1er janvier 1970, Habib Bourguiba Junior rendait hommage à l'armée française et « aux efforts prodigieux déployés par l'équipe du génie militaire français venue reconstruire les voies ferrées du sud-tunisien, qui avaient été détruites par de récentes inondations » (Le Monde du 1er janvier 1970) !
La Tunisie, 59ème Wilaya algérienne !
Suivant le vœu du député Ali Marzouki, le peuple algérien a été « au niveau du peuple tunisien ». Mais pas ses dirigeants successifs. Après l'ablation de janvier 1970, le régime algérien n'a pas guéri de sa boulimie hégémonique, en multipliant les sabotages, les complots et les tentatives de déstabilisation. Premier coup de semonce post-traité de la Honte, la menace à peine voilée de Boumediene d'envahir la Tunisie si elle ne renonçait pas à son union avec la Libye, conclue à Djerba en 1974. Selon Mohsen Toumi, « le 14 janvier, deux jours après Djerba, le Conseil de la Révolution et le Conseil des ministres se réunissent sous la présidence de Houari Boumediene pour examiner la décision relative à la fusion de la Tunisie et de la Libye, et publient un communiqué sévère : Le Maghreb étant lui-même une entité indivisible, l'édification d'un tel ensemble ne peut être facilitée par une tentative hâtive et artificielle » (La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, p. 97). La suite est connue.
Second coup et pas seulement de semonce, la tentative d'insurrection de Gafsa le 27 janvier 1980, lorsque 3 groupes de 15 commandos ont pris d'assaut la caserne Ahmed Tlili qui abritait 350 nouvelles recrues. Ce ramassis de mercenaires Tunisiens à la solde de la Libye et de l'Algérie, parmi lesquels Amara Dhaou, Ezzeddine Chérif, Ahmed el-Merghenni, Larbi Akremi..., comptait sur un soulèvement général des gafsiens pour faire tomber le régime de Bourguiba. Leur tentative fut un échec total même si le bilan a été lourd : 115 blessés graves, une cinquantaine de morts dont 20 jeunes soldats froidement abattus et 4 mercenaires tués. A l'époque, les autorités tunisiennes ont exclusivement attribué cette agression à Kaddafi ; ils ont tout fait pour blanchir le grand voisin de l'Ouest alors que beaucoup savaient déjà, preuves factuelles à l'appui, que le véritable cerveau était bel et bien le régime algérien. L'enquête a pu retracer le parcours des assaillants : partant de Tripoli, ils sont passés par Alger via Beyrouth et Rome pour finalement s'infiltrer en Tunisie par la région de Tébessa.
Plusieurs ouvrages ont étayé cette thèse, y compris celui de Mohsen Toumi, qui était pourtant très proche de l'Algérie et qui affirme (p. 161) que Ezzeddine Chérif, par ailleurs membre du Polisario, « est tamponné par la sécurité militaire algérienne. Dès 1977, il est établi qu'il a rencontré le colonel Slimane Hoffmann et que l'opération de Gafsa est envisagée ». Autre témoignage limpide et accablant de celui qui était en 1980 ministre de l'Intérieur, Othman Kechrid : « L'implication libyenne dans l'organisation, le financement et l'exécution de l'attaque de Gafsa était évidente. Au cours de leur passage par l'Algérie, les membres du commando avaient été pris en charge par certains cadres de la sécurité militaire algérienne. Cependant, la conception de l'opération est imputable à l'ancien président Boumediene qui avait décidé, quelques mois avant sa mort, d'opter pour la programmation d'une action déstabilisatrice en Tunisie » (site tunisien Leaders, 21 janvier 2013). Premier et rare chef d'Etat arabe à manifester réellement sa solidarité à l'égard de la Tunisie à l'époque, le Roi Hassan II : « Au cas où la Tunisie était attaquée, le Maroc est prêt -et il a déjà pris ses dispositions- pour être aux côtés du peuple tunisien...y compris militairement » (TV Antenne2, février 1980).
Après la « révolution du jasmin », les ingérences directes et les coups bas du régime algérien sont bien trop nombreux pour les énumérer dans cet article déjà long. Je me contente seulement de dire que dès la chute de l'Etat tunisien le 14 janvier 2011, fidèle en infidélité, le régime algérien a mené une véritable guerre hybride, jusqu'à l'instauration de Kaïs Saïed, le plus distingué de leurs valets. Je n'adhère pas à la thèse des pseudo-révolutionnaires selon laquelle le régime algérien craignait la contagion démocratique (ce qui était vrai en 2011), et c'est pourquoi il aurait suscité le coup d'Etat du 25 juillet 2021, puis soutenu résolument l'autocratie de l'apprenti dictateur. Bien plus que la démocratie tunisienne qui était risible plus que crainte, ce que le régime algérien redoutait et redoute le plus, c'est un Etat tunisien fort, totalement souverain, dirigé par les véritables élites patriotiques du pays. Je n'en pense pas moins que le principal message que délivre le traité du 7 octobre 2025, aussi bien au peuple tunisien qu'aux véritables pays amis, voire à l'armée tunisienne elle-même, c'est que le régime de Kaïs Saïed est désormais sanctuarisé et intouchable, qu'en cas de soulèvement populaire, l'armée algérienne interviendrait.
Bien que réduite à sa géographie actuelle, n'ayant pas les richesses pétrolières et gazières de la voisine de l'Ouest, richesses dont elle a été arbitrairement privée d'abord par la France, ensuite par l'Algérie, le pays de Bourguiba a pu rayonner bien au-delà de ses frontières, partout dans le monde. Par son Histoire, par sa diplomatie pragmatique et visionnaire, par le génie exceptionnel de son Président-fondateur, par la compétence et le patriotisme de tous les ministres qui l'ont loyalement servi, par ses réalisations multiples sous Bourguiba comme sous Ben Ali.
Mais survint la chute vertigineuse de 2011, ensuite le déclin graduel et la décadence inexorable, dont la mise sous tutelle algérienne n'est que la conséquence logique et dialectique (La Tunisie dans le giron algérien, titrait Le Point le 26 mars 2023). En quasi-faillite économique, vidée de ses jeunes médecins, ingénieurs, pilotes, cadres financiers...tous partis vers d'autres cieux européens, la Tunisie connait et subit aujourd'hui, en effet, la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave. C'est si vrai, hélas, qu'un certain Houari Tigharsi, ancien parlementaire algérien recyclé dans l'expertise économique, a eu l'outrecuidance de déclarer sur la chaîne arabe SkyNews, en juillet 2022 : « Disons-le en toute franchise, la Tunisie est considérée comme l'une des plus importantes Wilayas (province) algériennes. Le président de la République a insisté sur un point, c'est que la sécurité de la Tunisie relevait de l'Algérie ». Cet expert dit tout haut ce que toute la nomenclature politico-militaire pense tout bas.
Et l'armée tunisienne dans tout cela ? Complice ou otage ? Est-elle complice de ce naufrage national, ou otage d'un homme parvenu au pouvoir par un accident de l'histoire ? C'est l'interrogation majeure et inéluctable à laquelle l'armée, seule clef de voûte du régime actuel, doit répondre, comme elle doit répondre de toutes ses turpitudes depuis le coup d'Etat du 14 janvier 2011. C'est aussi la question que je traiterai dans les prochains jours.
(*)Mezri Haddad
Ancien chargé de mission auprès de la présidence tunisienne (2002), ex-Ambassadeur auprès de l'UNESCO (2009), docteur en philosophie morale et politique de la Sorbonne, et auteurs de plusieurs essais politiques.


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