Dans un entretien accordé à Maroc Diplomatique, l'économiste et spécialiste des politiques publiques Abdelghani Youmni décrypte la trajectoire d'un Maroc résilient et visionnaire, capable d'affronter la pandémie, l'inflation et les tensions géopolitiques sans renoncer à ses ambitions. Un modèle qui, selon lui, s'impose désormais comme une référence sur le continent africain. l Maroc Diplomatique : Entre la pandémie, les sécheresses, l'inflation et les tensions géopolitiques, le Maroc a dû encaisser plusieurs crises en peu de temps. Pensez-vous que notre économie a réellement gagné en résilience, ou a-t-elle surtout survécu grâce à des mesures conjoncturelles ? – M. Abdelghani Youmni : Au cours des cinq dernières années, le Maroc a traversé une succession de crises majeures, entre pandémie mondiale, sécheresses répétées, inflation importée et tensions géopolitiques. Ces chocs ont testé la solidité du modèle économique national tout en révélant sa capacité d'adaptation. En 2020, la récession a atteint 6,3 %, le déficit budgétaire 7,6 % du PIB et la dette publique plus de 92 %. Dès 2021, une reprise vigoureuse s'est amorcée avec une croissance de 7,9 %, portée par une hausse de la récolte agricole exceptionnelle de 17,8 %, des exportations en hausse de 24 % et des transferts records des Marocains résidant à l'étranger atteignant 93,3 milliards de dirhams. Cette trajectoire de croissance en forme de U illustre la résilience du Royaume et la vision prévoyante de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, animée par une volonté constante de modernisation et de développement dans une logique inclusive et durable. Entre 2022 et 2023, l'inflation installée à 6,2 %, la flambée des coûts énergétiques de 87,3 % et un déficit commercial de 65,6 milliards de dirhams ont toutefois mis en lumière les limites d'un modèle encore dépendant des aléas extérieurs. Les politiques de soutien ont permis de préserver l'essentiel sans pour autant transformer les fondements de l'économie nationale. La résilience du Maroc demeure solide mais inachevée. John Rawls rappelait qu'une société juste se mesure à la manière dont elle améliore la condition des plus vulnérables. Prolonger la logique de dépense publique sans réformes structurelles et fiscales reviendrait à différer le progrès. Le véritable frein réside dans la persistance d'une économie de rente pyramidale qui freine l'innovation, la compétitivité et la création d'une prospérité réellement partagée. l Quatre ans après le lancement du Nouveau Modèle de Développement, constatez-vous un véritable changement dans la manière dont l'Etat agit sur l'économie ? Ou sommes-nous encore dans une logique de continuité sous un habillage réformiste ? – Le rapport du Nouveau Modèle de Développement trace l'ambition d'un Maroc profondément renouvelé, porté par quatre priorités qui forment les piliers de sa transformation. Créer une économie à haute valeur ajoutée, investir durablement dans le capital humain, renforcer l'inclusion sociale et territoriale et consolider la régionalisation avancée fondée sur l'attractivité des territoires. À l'horizon 2035, le Royaume aspire à doubler son PIB par habitant pour atteindre environ 16 000 dollars, à maintenir une croissance annuelle supérieure à 6 %, à porter l'emploi formel de 41 % à 80 % et à garantir une couverture sociale universelle financée par les cotisations. La réalité économique demeure cependant contrastée. Malgré un effort d'investissement public supérieur à 300 milliards de dirhams entre 2021 et 2025, l'investissement privé reste limité à moins de 30 % du PIB et le marché du travail peine à absorber une jeunesse de plus en plus qualifiée. La croissance, encore tributaire du secteur agricole, ne produit ni la productivité ni la valeur ajoutée nécessaires au décollage attendu d'une économie plus ouverte sur les chaînes de valeur globales. Le Maroc aborde par ailleurs une étape décisive de son évolution démographique. Le pic de jeunes actifs prévu d'ici 2050, estimé à 41,5 % de la population, précédera une phase de vieillissement accéléré. Dans ce contexte, les politiques publiques doivent rompre avec les inerties passées et placer l'éducation, la formation professionnelle orientée vers les métiers manuels et technologiques et l'insertion des jeunes NEET au centre du projet national. Alors que le Vietnam attire plus de 40 milliards de dollars d'investissements directs étrangers chaque année contre à peine 2 milliards pour le Maroc. L'enjeu n'est plus le rang sur le continent, mais le changement d'échelle et de compétitivité. Lire aussi : Renouveau diplomatique : Abdelghani Youmni salue un avenir commun entre la France et le Maroc l L'inflation a durement touché le pouvoir d'achat et mis à nu les limites du modèle social actuel. Quelles seraient, selon vous, les réformes prioritaires pour restaurer la confiance et protéger les classes moyennes sans compromettre la stabilité macroéconomique ? – Entre 2022 et 2023, une inflation atteignant 6,2 % a révélé les limites du modèle social marocain. La hausse du coût de la vie, l'érosion du pouvoir d'achat et la pression sur la classe moyenne ont fragilisé l'équilibre social. Selon le Haut-Commissariat au Plan, cette classe représente 44 % de la population soit près de 15 millions de citoyens. « Cette classe moyenne, que Talleyrand décrivait déjà en 1815 comme "assez riche pour être imposée et trop pauvre pour se défendre », demeure piégée entre une fiscalité lourde, un accès onéreux au logement, une éducation coûteuse et des services de santé de plus en plus privatisés. Depuis 2015, le revenu réel des ménages urbains a progressé de moins de 2 %, tandis que les dépenses liées au logement ont augmenté de 35 %, celles de la santé de 40 % et celles de l'éducation de 45 %. Dans les grandes villes, 60 % des ménages consacrent plus du tiers de leurs revenus au logement et plus de 30 % à l'alimentation, ce qui réduit leur capacité d'épargne et leur mobilité sociale. Pour restaurer la confiance, il devient essentiel de stabiliser durablement les prix de l'énergie et du carburant à travers un mécanisme de plafonnement et de régulation des marges, inspiré des modèles brésilien et mexicain, tout en accélérant les investissements dans les énergies renouvelables. Le coût du logement pourrait être réduit par des incitations fiscales encourageant la construction de logements intermédiaires sur du foncier non spéculatif, à l'image de la Corée du Sud, tandis qu'un crédit d'impôt scolaire allégerait les dépenses d'éducation pour les ménages fiscalisés. l Le Royaume se veut un hub économique en Afrique, mais la concurrence s'intensifie, notamment de la part de l'Egypte, du Nigeria ou du Rwanda. Quelle stratégie le Maroc devrait-il adopter pour consolider sa position sans tomber dans une dépendance excessive aux capitaux étrangers ? – Depuis plus de 25 ans, le Maroc s'impose comme un acteur central du développement africain. Sous l'impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le Royaume a renoué avec sa profondeur historique et géographique, multipliant les partenariats et consolidant ses liens avec le continent. 52 Visites Royales ont été effectuées dans 29 pays africains, plus de 1 000 accords de coopération ont été signés, et près de 25 000 étudiants issus de 47 pays africains poursuivent leurs études au Maroc, illustrant un soft power éducatif et culturel en pleine expansion. Devenu le premier investisseur africain en Afrique, le Maroc a vu ses investissements passer de 100 millions de dollars en 2014 à un stock d'IDE de 2,8 milliards de dollars en 2024. Le continent concentre désormais près de 68 % des investissements directs étrangers sortants du Royaume, confirmant sa vocation de hub financier et industriel entre l'Europe et l'Afrique subsaharienne. Les grands groupes nationaux, de l'OCP à Attijariwafa Bank, Bank of Africa, la BCP ou Maroc Télécom, structurent des secteurs essentiels tels que l'énergie, les mines, les télécommunications, le BTP et l'agriculture. La Royal Air Maroc, reliant 28 pays africains, renforce les échanges économiques et humains et symbolise la profondeur de l'ancrage continental du Royaume. Face à la montée en puissance du Nigeria, de l'Egypte ou du Rwanda, le Maroc doit désormais inscrire sa diplomatie économique dans une logique d'intelligence économique et de prospective. Cela implique une veille stratégique active, une maîtrise accrue de l'information et une capacité à anticiper les mutations des marchés africains pour orienter les investissements vers les secteurs les plus porteurs. Le développement de joint-ventures régionales, fondées sur la complémentarité des capitaux, du savoir-faire et de l'innovation, constitue un levier majeur de co-leadership africain. Cette dynamique partenariale, inscrite dans une logique gagnant-gagnant, renforcerait les transferts technologiques et consoliderait la souveraineté économique du continent. l Beaucoup s'accordent à dire que le capital humain reste le maillon faible de notre modèle économique. Pourquoi les réformes de l'éducation et de la gouvernance peinent-elles tant à produire des résultats tangibles, et que faudrait-il changer pour déclencher un vrai saut qualitatif ? – Lee Kuan Yew, premier ministre de Singapour, affirmait en 1978 que la seule ressource naturelle dont son pays disposait était son peuple. Singapour, à peine plus vaste que la ville de Casablanca et peuplée de moins de six millions d'habitants, affiche aujourd'hui un PIB par habitant proche de 88 000 dollars. Ce succès, partagé par la Corée du Sud, le Japon et le Vietnam, repose sur une stratégie fondée sur l'éducation, la recherche et la discipline institutionnelle. Ces nations ont démontré qu'un pays sans ressources naturelles peut bâtir sa puissance en investissant massivement dans le savoir et la compétence. Riche de sa jeunesse et de sa diversité, le Maroc doit transformer ce potentiel en levier de compétitivité fondé sur la connaissance. Les réformes éducatives s'accumulent sans produire de rupture structurelle. L'école publique s'enlise dans la bureaucratie et les programmes demeurent déconnectés du marché du travail. La méritocratie reste fragile et l'université, souvent isolée, peine à relier recherche, innovation et économie réelle. Cette inertie contraste avec les trajectoires asiatiques et rejoint celles de nombreux pays africains et latino-américains restés prisonniers de la rente. L'Algérie, le Venezuela ou l'Argentine en sont des exemples emblématiques, où la richesse naturelle n'a pas engendré la productivité ni l'innovation. La théorie du capital humain de Gary Becker montre que l'éducation est un investissement productif qui détermine la compétitivité d'un pays. Celle du développement endogène de Paul Romer souligne que la croissance durable repose sur la création et la diffusion du savoir. Ces deux approches rappellent que le développement ne dépend ni de la taille du territoire ni de la richesse du sous-sol, mais de la volonté politique à ériger la connaissance en modèle de développement. Ce n'est qu'à cette condition que le capital humain deviendra, comme en Asie, la clé d'un renouveau économique et social pour le Maroc. l Selon vous, quelles sont les raisons profondes qui poussent aujourd'hui la jeunesse marocaine, notamment la génération Z, à manifester ? Peut-on dire que ces mobilisations sont le reflet d'un malaise social accumulé depuis plusieurs années ? – Les causes des mobilisations actuelles sont à la fois générationnelles et technologiques. La génération Z marocaine a connu un modèle familial plus restreint, plus individualisé et un environnement social profondément transformé par la modernité numérique. Cette jeunesse née avec les réseaux sociaux a grandi dans un monde où l'accès à l'information, aux opportunités et à la mobilité est devenu un marqueur de classe. Elle conteste une pyramide sociale qui concentre la richesse et les privilèges entre quelques mains, laissant à la majorité le sentiment d'exclusion économique. La santé et l'éducation publiques, longtemps piliers de la mobilité sociale, sont aujourd'hui déclassées et progressivement remplacées par un secteur privé inaccessible aux classes défavorisées. L'étalage de la consommation de luxe, la spéculation immobilière et les disparités d'accès aux espaces urbains nourrissent une colère silencieuse. Le différentiel d'accès à la formation financière, aux réseaux d'influence et à l'information économique renforce ces clivages. Une minorité dispose des codes, des capitaux et des relais tandis qu'une majorité reste confinée dans un horizon social étroit. Au Maroc, la concentration de la richesse est visible. Selon Henley and Partners, le pays compte environ 6 800 millionnaires en dollars, mais la perception d'une élite oligarchique verrouillant l'acte d'entreprendre s'amplifie. Derrière ce malaise se cache aussi une tension démographique avec un stock de jeunes très élevé comparable à celui des puissances émergentes mais sans débouchés suffisants. En 2025, la France et l'Italie, avec respectivement 70 et 60 millions d'habitants, comptaient moins de 500 000 candidats au baccalauréat. Le Maroc, avec 38 millions d'habitants, en comptait autant. Cette jeunesse dense est une promesse de prospérité si elle est formée, ou un risque si elle reste marginalisée l Comment décririez-vous la génération Z marocaine : ses valeurs, ses aspirations, et sa relation à la société ? En quoi cette génération se distingue-t-elle des précédentes dans sa manière d'exprimer le mécontentement ? – La génération Z marocaine est à la fois plus urbaine et plus périphérique, plus connectée au monde et moins soumise aux idéologies traditionnelles, qu'elles soient politiques ou religieuses. Elle évolue dans un environnement mondialisé, sa relation à la société est marquée par une forme de distance affective, conséquence d'une modernité qui a affaibli les liens communautaires et familiaux au profit d'un modèle plus individualiste, inspiré du schéma occidental des deux parents et deux enfants. Cette génération est née dans un espace social fragmenté, où les médias institutionnels, les partis et les associations ont perdu leur pouvoir d'attraction, conséquence de choix politiques observés non seulement au Maroc mais aussi dans de nombreux pays du monde. Les lieux de socialisation collective se sont effacés au profit d'un univers numérique sans frontières, où la parole s'exprime librement mais souvent sans médiation. Les réseaux sociaux sont devenus des espaces d'expression, de mobilisation et parfois d'exutoire collectif. Chaque génération y développe son espace politique informel mais d'une redoutable efficacité. La génération Z ne se révolte pas contre le pays, mais contre un sentiment d'immobilisme, d'inégal accès à la réussite et de confiscation des opportunités. Elle revendique une société plus transparente, plus équitable et plus ouverte à la compétence. Elle revendique à la fois justice sociale et équité économique. C'est un mouvement mondial, porté par une jeunesse qui, de Rabat à Séoul, de Paris à Buenos Aires, remet en question les déséquilibres entre capital, travail et dividendes et la concentration du pouvoir économique. Cette génération dont l'expression est souvent pacifique aspire à un Maroc plus créatif et plus juste, où la réussite ne dépend plus du réseau mais du mérite, et où l'expression critique n'est plus perçue comme une menace mais comme une forme de vitalité démocratique.