Examiné hier en conseil de défense et de sécurité nationale, le rapport «Frères musulmans et islamisme politique en France» est considéré par l'Elysée comme le troisième volet de la lutte contre l'islam radical, après la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, en 2017, puis celle contre le «séparatisme», en 2021. Seulement, la lecture de certains spécialistes pointe des imprécisions, des confusions, voire un manque de rigueur méthodologique. Après la loi pour le renforcement de la sécurité intérieure et celle contre le séparatisme en France, vient le temps de la lutte contre «l'entrisme islamiste», dans la suite des actions voulues en réponse à l'islam radical. C'est ainsi que le rapport «Frères musulmans et islamisme politique en France» a été débattu, mercredi en conseil de défense et de sécurité nationale. Fuité dans la presse, le document fortement défendu par le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau pointe le frérisme comme moyen de «conquérir les instances de pouvoir» dans l'Hexagone «par le bas». Selon le rapport, il s'agirait de «dissimulation» consistant à intégrer la société civile et la participation à la vie publique, entre associations et instances décisionnelles, afin d'imposer à la France des règles issues de la loi islamique, en porte-à-faux avec les principes laïcs et républicains. Le document de 75 pages viserait ainsi à proposer des clés d'analyse et de compréhension à même de contrecarrer le projet frériste, dans un contexte où les échéances électorales présidentielles de 2026 approchent à grand pas. Dans l'un de ses chapitres, le rapport consulté par Yabiladi évoque ainsi une «pensée frériste» de la relation «entre fidèle musulman en contexte minoritaire et l'agnostique, voire l'athée», qui serait «encore plus limitée malgré les postures d'ouverture citoyenne». Sont évoquées également «l'infériorisation de la femme» et «la valorisation de la femme voilée», selon une idéologie «fondée sur une détermination» sexuée qui érigerait «la non-mixité en règle et instrumentalise le port du voile». Cette idée fait bien écho à l'exclusion du port du voile, dont Bruno Retailleau a fait son cheval de bataille, notamment dans le milieu du sport par le vote d'une loi en la matière, en février dernier. Dans ses récentes déclarations, il a réaffirmé sa volonté d'interdire le voile également à l'université. France : Le port du voile dans le sport, «un étendard» selon Bruno Retailleau Une confusion entre islamophobie et évolutions idéologiques Plus loin, le rapport ancre son analyse dans des faits liés à l'actualité internationale plus que dans le temps long de l'approche socio-politique et juridique. Ainsi, il note que «le conflit israélo-palestinien» reste un «éternel ressort de l'antisionisme, voire d'un antisémitisme de plus en plus manifeste». Dans ce sens, il fait un rapprochement entre «le Hamas et l'Organisation internationale des Frères musulmans» en remontant au contexte de la Seconde guerre mondiale, ainsi que l'émergence du frérisme en Egypte et l'évolution de ce discours au cours des années 1950. L'aperçu historique bifurque rapidement vers une reprise de déclarations plus récentes sur la question palestinienne, notamment celles de l'imam marocain expulsé de France, Hassan Iquioussen. Il mentionne ensuite une «montée des activités antisionistes au sein d'un certain nombre de mosquées françaises» depuis octobre 2023, «à la faveur de la colère suscitée par le bilan humain» des opérations de l'occupation israélienne dans la bande de Gaza. Dans la suite de ce raisonnement, le rapport fait état d'une «stratégie d'implantation alliant dissimulation, quête de légitimation et dénonciation de l'islamophobie». Evoquant un concept «piégeux» et un moyen d'action «de circonstance», le document souligne que la lutte contre cette discrimination antimusulmane serait «l'un des leitmotiv des Frères musulmans». Ce derniers s'y emploieraient «pour discréditer les mesures inspirées par le principe de laïcité, présentés comme relevant d'un 'racisme d'Etat' visant les musulmans et dénoncer les politiques de lutte contre la radicalisation violente et le séparatisme islamiste». Pour autant, de précédentes analyses, études sociologiques et historiques ancrent l'islamophobie dans un concept décrit par l'anthropologie durant le XIXe siècle, bien avant la naissance des Frères musulmans au cours des années 1920 en Egypte. Dans son analyse, le rapport cite notamment les cas du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), objet d'un décret de dissolution le 2 décembre, ou encore l'émergence du CCIE peu avant, en évoquant «une capacité de nuisance persistante». Islamophobie en France : Entre préjugés fréristes et discriminations spécifiques Dans ce sens, le document estime à près de 280 les associations qui seraient rattachées aux mouvances islamistes et fréristes dans le pays. En prolongement, le rapport souligne même une «porosité» entre militants contre l'islamophobie et ceux «décoloniaux». En chiffres, la mouvance serait très minoritaire Dans ses autres chiffres, le rapport estime que 139 lieux de culte auraient des ramifications aux Frères musulmans sur le territoire français, s'ajoutant à 68 autres «considérés comme proches de la fédération» des Musulmans de France. Réparti «sur 55 départements» ils ne représenteraient pour autant que «7% des 2 800 lieux de cultes» musulmans. A ces chiffres montrant une tendance minoritaire qui n'échapperait pas au contrôle des autorités, s'ajoutent les observations de spécialistes faisant état de confusions et d'imprécisions méthodologiques dans le rapport, voire d'éléments répétitifs par rapport à des analyses précédemment proposées, ces dernières années. Ancien rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité, le juriste Nicolas Cadène a évoqué notamment «des évidences, des amalgames, du simplisme, des paraphrases d'idées anciennes (…) parfois justes, parfois pas du tout». Sur la plateforme X, l'expert en laïcité et en solidarités souligne également un manque en ressources bibliographiques, des biais politiques, des approximations ou encore des problèmes de structure. «Il reste néanmoins des appréciations classiques et peu problématiques, sur l'organisation en question ou sur certaines ingérences ou influences. Et, à l'inverse de ce qu'on lit ou entend, rien n'est surprenant, sauf à n'avoir jamais rien suivi à ce sujet», a tranché le spécialiste, dans une série de tweets. Par ailleurs, celui-ci pointe quelques «appréciations totalement farfelues et surtout absolument pas sourcées, ce qui est très problématique pour un rapport officiel». Sur ce rapport sur "les frères musulmans", il y a beaucoup à dire Une méthodologie peu rigoureuse,des évidences, des amalgames, du simplisme, des paraphrases d'idées anciennes (dont certaines de l'@ObservLaicite...) parfois justes, parfois pas du tout Thread?#Islamisme #Laïcité pic.twitter.com/zHRlZVGaG6 — Nicolas Cadène ? (@ncadene) May 21, 2025 Renvoyant vers la source originale qu'est la synthèse du rapport 2019-2020 de l'Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène illustre les reprises d'idées sur la facilitation des inhumations en France pour les musulmans, le renforcement de l'islamologie, de l'aumônerie, ou encore des formations en laïcité. Certaines reprises relèvent mêmes d'«évidences», pour l'ancien rapporteur, à l'image du renforcement du «dialogue inter-religieux et inter-convictionnel, l'action financière internationale dans le contrôle de flux financiers étrangers, les précisions sur les ingérences étrangères via les renseignements territoriaux». Auteur de l'ouvrage «En finir avec les idées fausses sur la laïcité» (éd. Atelier), le juriste souligne surtout que dans le contexte actuel, marqué par le meurtre islamophobe d'Aboubacar Cissé dans la mosquée de la Grand-Combe le 25 avril dernier, on aimerait plus de retenue de la part de certains responsables et médias, plutôt que de tout caricaturer et laisser entendre que l'islam tout court serait un danger». Aller au-delà du lien aux Frères musulmans «pour mieux comprendre» Dans ses tweets, Nicolas Cadène note surtout que «l'entrisme affirmé dans différents secteurs, point majeur du rapport n'est pas documenté» et «s'oppose assez largement au rapport 2024 du ministère de l'Intérieur, qui, lui, était sourcé». Dans ce sens, il déplore «une instrumentalisation assez stupéfiante» pour «satisfaire un agenda politicien, avec une complicité regrettable de trop de médias (n'ayant visiblement pas lu le rapport ni des documents antérieurs plus sérieux)». France : «Islamogauchisme», l'arme d'un nouveau combat idéologique dans les universités ? Par ailleurs, le spécialiste note «l'absence de nombreuses actions à mener pour véritablement agir contre tout rigorisme ou islamisme politique» au-delà de la question des Frères musulmans en elle-même. En effet, il explique ce manquement dans le rapport par un «non traitement des racines, des causes du recours au religieux» en tant que «valeur refuge» chez nombre de citoyens, soit en situation de fragilité, en réaction à la sécularisation, à «l'échec d'idéologies séculières (capitalisme, communisme, socialisme, etc.)», ou encore «en quête d'identité quand certains se sentent rejetés». Dans ce sens, le juriste explique les fortes tensions particulièrement portées sur l'islam et accentuées dans certains médias, notamment du fait du «contexte des attentats (mais honteusement confondus avec la pratique générale de l'islam)», «l'importation de conflits, l'insuffisante mixité sociale/culturelle conduisant à des replis et préjugés, le passé colonial, le culte peu structuré», ou encore «l'exacerbation religieuse sous influences». Au-delà du constat, Nicolas Cadène a proposé des pistes de réflexions sur une diplomatie qui serait plus «offensive face à des ingérences idéologiques extérieures», une «mobilisation des renseignements, eux-mêmes à mieux former sur l'islam, les faits religieux, la laïcité», en plus du «renforcement du sentiment d'appartenance à la citoyenneté commune par la prise en compte de toutes les cultures présentes sur le territoire de la République, dans leur contribution à celle-ci», entre autres clés pratiques.