Dans une note publiée par l'Observatoire du Maghreb (IRIS) et intitulée «Conquêtes et concessions russes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : une politique compartimentée», Adlene Mohammedi, enseignant à l'Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle et expert associé au CERI (Sciences Po Paris), analyse la démarche du Kremlin dans le monde arabe à travers le prisme d'une diplomatie du mouvement. Selon lui, Moscou mène «une adaptation permanente, avec une flexibilité adossée à une "économisation" assumée depuis la fin de la période soviétique», étendue depuis les années 2000 à la région Afrique du Nord-Moyen-Orient. Cette politique, note-t-il, «multiplie les partenariats» tout en revendiquant «une capacité de stabilisation au profit de logiques territoriales menacées par des acteurs transnationaux». L'auteur précise encore que «chaque relation bilatérale a vocation à être préservée d'éventuels points de friction», ce qui confère à la politique russe «un caractère compartimenté, souple et pragmatique». Dans les moments de conquêtes comme dans ceux de retraits, «la Russie compense la rigidité qui prévaut en Europe par une fluidification des relations, y compris avec certains adversaires et des acteurs non étatiques». Doctrine diplomatique et économie politique du pouvoir russe Mohammedi rappelle que «dans la doctrine russe, les alliances contraignantes sont délaissées au profit de partenariats de circonstance». L'économie, et plus particulièrement les échanges commerciaux, y tient «une place centrale». À cette orientation s'ajoute une méfiance envers «un ordre mondial dominé par les puissances occidentales», méfiance qui nourrit un récit faisant de la Russie «une puissance alternative, aussi bien pour les alliés d'hier que pour les adversaires reconvertis en partenaires». L'auteur observe que les interprétations trop schématiques – telles celles qui décrivent un axe Alger-Moscou opposé à un axe Rabat-Washington – ne traduisent qu'une lecture «géopolitiquement digestive». En réalité, Moscou déploie une panoplie d'instruments diplomatiques, économiques et militaires : «entre diplomates chevronnés, militaires, et utilisation de mercenaires – le groupe Wagner en Syrie, en Libye, au Sahel – aujourd'hui remplacés par l'Africa Corps». La mise à l'écart du vice-ministre Mikhaïl Bogdanov, à l'été 2025, est jugée significative : «son départ suscite bien des interrogations sur la volonté de tourner la page du dialogue privilégié avec "l'Axe de la Résistance"». L'analyse mentionne également «le rôle des idéologues et des clubs de réflexion, du forum Valdaï à Sergueï Karaganov ou Alexandre Douguine», lesquels confèrent une apparente cohérence doctrinale à une politique avant tout réactive. Relations économiques, équilibres militaires et place du Maroc Depuis le second mandat de Vladimir Poutine, la Russie a opéré «une percée économique dans le monde arabe». Cette trajectoire s'illustre «dans les échanges commerciaux avec des pays naguère éloignés du bloc soviétique, comme le Maroc, où le commerce bilatéral a fortement augmenté, notamment dans le secteur agricole». Parallèlement, les investissements se sont tournés vers les économies du Golfe, tandis que Moscou demeure «le principal fournisseur d'armements de l'Algérie» et «un partenaire militaire majeur de l'Egypte». Malgré la guerre en Ukraine, la Russie reste «un fournisseur essentiel de blé pour la région – avec une hausse notable des achats du Maroc, de l'Algérie et de l'Egypte». Mais cette réussite masque un revers : «les exportations d'armements russes ont chuté de plus de 50 % entre 2019 et 2023», affaiblies par l'usure du matériel et les sanctions. Sur les théâtres d'opération – Libye, Syrie, Yémen –, Moscou combine forces régulières, mercenaires et diplomatie parallèle. L'auteur évoque «une panoplie d'outils allant de l'armée aux transactions entre puissances – la relation russo-turque tenant ici une place centrale – jusqu'à la domestication de groupes non étatiques». La chute du régime syrien en décembre 2024 illustre cette politique d'ajustements successifs : «la Russie dialogue désormais avec le nouveau pouvoir syrien tout en cherchant à préserver son implantation méditerranéenne». Le texte détaille ensuite «la faculté de Moscou à entretenir des canaux de communication à la fois avec les gouvernements officiels et avec des acteurs non reconnus internationalement». En Libye, elle «maintient sa présence auprès de Khalifa Haftar à l'est tout en conversant avec le gouvernement de Tripoli» ; au Yémen, elle «est accusée de soutenir les Houthis tout en recevant le président Rachad al-Alimi à Moscou». Cette capacité d'équilibre s'observe aussi dans les rapports avec l'Algérie : «tout en partageant des intérêts militaires, Alger perçoit parfois Wagner comme une menace régionale». L'auteur note encore que «les partenaires de Moscou pratiquent eux aussi cette compartimentation» : qu'il s'agisse d'Alger, de Rabat, du Caire ou des monarchies du Golfe, «la coopération avec la Russie n'exclut jamais le maintien de liens étroits avec Washington». Enfin, Mohammedi conclut que «la Russie ne se présente plus comme une superpuissance capable d'imposer sa volonté, mais comme une puissance d'ajustement, soucieuse de ménager chaque interlocuteur». Loin d'imiter ses stratégies européennes, elle privilégie dans la région MENA une diplomatie du possible – faite d'équilibres, de négociations et de calculs silencieux – où le Maroc occupe désormais une place de plus en plus visible dans le commerce, l'agriculture et les échanges énergétiques avec Moscou.