Lecture psychanalytique d'un roman signé Bahaa Trabelsi Je suis psychanalyste et je vais essayer dans cette brève note de présentation et, à défaut d'avoir Bahaa Trabelsi comme patiente, de me consoler en mettant sa plume sur mon divan, pour la simple raison que cette dame, pour écrire, prend soin de tremper sa plume dans une encre teintée de psychanalyse. En plus, cette dame agréable, a l'air, mine de rien, de bien s'y connaître en psychanalyse. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'elle connaît très bien l'âme humaine dans sa profondeur. Elle en connaît plus que certains de nos pauvres psychanalystes qui ne se sont autorisés que d'eux-mêmes, comme ils aiment à nous le répéter, pour ouvrir boutique, et ce, sans avoir acquis la formation requise et pour certains, j'en suis sûr, sans avoir pris la peine d'avoir lu une seule ligne de Freud mais en se consolant à claironner qu'au royaume des aveugles, les borgnes sont rois… Mais ceci est une autre paire de manches. e livre de Bahaa Trabelsi, «Une vie à trois», raconte la vie de trois personnages : Adam, Jamal et Rim. La titre aussi bien que le choix des prénoms des personnages principaux sont assez évocateurs pour le psychanalyste que je suis. On sait très bien que c'est avec la vie à trois que commence la civilisation ; à deux c'est la fusion, à un c'est le narcissisme égocentrique et à quatre c'est déjà la foule folle. C'est aussi avec la vie à trois que les vrais soucis commencent, à savoir la sexualité avec ses grandeurs et ses misères, ses voluptés et ses défaillances, ses interdits et ses transgressions ; l'inceste et la violence … Œdipe, Jocaste et Laïos mis ensemble. On sait ce qu'il en est advenu dans l'histoire que nous raconte Sophocle : Œdipe tue son père après avoir couché avec sa mère et, pour couronner le tout, il se crève les yeux. On omet souvent de dire à ce propos que dans la langue grecque, le mot " Œdipe " signifie " pieds enflés ". Avant sa naissance, l'oracle a prédit à Laïos, père du futur Œdipe, que s'il faisait, celui-ci coucherait avec sa mère et tuerait son père ; ce qui s'avéra véridique, mais à la naissance du petit enfant, le père, se souvenant de la mauvaise prédiction, enfonce des clous dans les pieds du petit, le met dans un couffin et l'abandonne. Lorsqu'on le recueille, ses pieds ont enflés et on l'appelle " Œdipe " c'est à dire " pieds enflés ". Le fin fond de l'histoire, et que l'on omet souvent de dire, c'est qu'au début de la vie il y a plutôt la violence qui fait place, si elle est bien intégrée, à la sexualité, sinon la violence et la sexualité s'entremêlent dans un mélange détonnant dans lequel la sexualité n'est que violence et la violence se trouve érotisée. Au revoir la tendresse, bonjour les bleus à l'âme. Dans le livre de Bahaa Trabelsi, «Une vie à trois», les deux personnages masculins sont homosexuels et je voudrais exprimer ma gratitude à l'auteur d'avoir su trouver les mots pour dire cette dimension de la sexualité humaine sans fausse pudeur ni provocation inutile. Dorénavant, il nous faut nous habituer à parler de l'homosexualité sans homophobie ni anathème mais trouver les mots pour la dire. L'homosexuel n'est pas un extra-terrestre, c'est quelqu'un parmi nous et la cité a besoin de sa sensibilité et de ses compétences. Adam, le premier personnage du livre (j'allais dire le premier homme) dit : " Quand je suis rentré au Maroc avec mes diplômes en poche et l'espoir fou que j'arriverai à exister dans mon pays, j'ai voulu entamer une analyse. Je me revois. Je ne savais pas ce que je faisais là, dans cette salle d'attente. Couleurs chaudes, canapés moelleux et lumières tamisées. Ça puait le confort et le réconfort. Besoin d'aide. Envie qu'on me prenne par la main. Redevenir petit. Avec des mots, me redessiner. " Si Adam essaye de se frayer un chemin vers la voie des mots, le deuxième personnage, Jamal, lui, est à l'étage d'en dessous : la violence. Il dit : " Avant de me prostituer, j'ai d'abord été un enfant de la rue … " Œdipe, quoi… Rim, le personnage féminin, passe son temps à bétonner ses défenses ; des défenses en béton armé. Elle le dit elle-même : " Quant à ma souffrance, vous pouvez imaginer son étendue. Je ne me laisserai pas envahir par elle. " En langage psychanalytique, cette manœuvre coûteuse pour le sujet, s'appelle le clivage du moi. Le sujet blessé, pour ne pas se laisser envahir par la partie de lui qui souffre, s'administre une anesthésie totale. Il se coupe de sa souffrance mais se prive aussi d'une partie authentique en lui. Il développe un faux self-control, et avec un peu de chance, il entrera en résilience. Pour comprendre ce qui arrive à Rim, il faudra alors laisser la parole à la petite fille qu'elle a été, lui restituer sa bouche blessée. En fait, Rim a été chargée de dire à l'homme la blessure hémorragique qu'il ne pourra plus renier. Le sujet blessé souffre doublement, de sa blessure réelle d'abord, et ensuite d'une seconde blessure qu'il s'inflige à lui-même en se coupant de sa blessure pour la rendre muette : " Je ne me laisserai pas envahir par elle. " Dans ce " elle " , pour moi, il y a foultitude…. Si certains aspects de ce roman ont pu retenir l'attention d'un analyste, le professeur que je suis est d'abord attiré par le regard presque sociologique que porte Bahaa Trabelsi sur le monde qu'elle évoque. L'écrivain, à travers des tranches de vie, nous livre une image sans concession de la société marocaine. Adam, de retour de France, tiraillé entre son désir de vivre son homosexualité librement et les réalités sociales et familiales, accepte finalement le mariage, tant souhaité par ses parents. IL "entre dans le rang", cherchant pourtant à préserver ses amours clandestines. Jamal n'est guère plus épargné ! Livré à la misère, il se prostitue puis rencontre Adam, et finit lui aussi par se soumettre aux hypocrisies et aux contraintes de la société ; il participera sans états d'âme à cette vie à trois. Rim, la petite " oie blanche ", éduquée dans la chasteté, aveuglée par son désir de faire un mariage éclatant, se laisse entraîner dans les machinations d'Adam qui lui impose une prison dorée. Mais le regard acerbe de l'auteur ne s'arrête pas là : elle finit par dénoncer avec une grande justesse une société occidentale, trop fière de ses valeurs et qui regarde avec incompréhension, mépris et xénophobie ceux qui n'adhèrent pas à ses principes, tel Christophe qui en est le représentant, et qui doit affronter le jugement impitoyable d'Amina. Or, seule Amina est à part : elle ne participe pas au trio, elle en est l'observatrice implacable. Ce personnage nous amène à évoquer la dimension littéraire, second point qui n'a pas manqué d'attirer mon attention. Amina reste une figure extérieure, un peu comme si elle était le miroir, le double de l'écrivain. Elle porte un regard sans concession sur ceux qui l'entourent ; elle refuse de se soumettre aux règles d'une société figée mais elle sait aussi dénoncer les vices de l'Occident qu'elle connaît bien, dans une virulente diatribe lors de sa confrontation avec Christophe. Sorte de narrateur-auteur, elle finit par dénouer l'histoire, prenant les rênes des trois destins liés par le roman. Je voudrais enfin évoquer la construction originale du récit, qui en fait la force littéraire. L'auteur a agencé de façon très significative les différentes voix narratives du roman : chaque personnage prend la parole séparément, Adam, Jamal, Amina, enfin Rim dans l'ultime chapitre. C'est comme si ces voix, qui ne se mêlent jamais, révélaient l'impossibilité de cette vie à trois où le dialogue est banni, où la fusion des âmes ne peut se réaliser. C'est à Rim que revient de clore le roman, elle à qui l'auteur n'avait jamais donné la parole. Sa sœur lui a ouvert les yeux mais aussi le chemin des mots. Elle finit par voir la vérité du monde, mais saura-t-elle garder la parole pour dire sa souffrance ? Chez l'analyste, qui sait ? dans ce cas, la boucle serait bouclée …. (*) Psychanalyste