Les Master Musicians of Jajouka s'apprêtent à faire jaillir leur transe millénaire lors du Festival des Musiques Sacrées du Monde. Menés par Bachir Attar, gardien d'un son brut qui a envoûté Brian Jones, Ornette Coleman et les âmes en quête de baraka, ils portent une tradition plus vieille que les pierres du Rif. Rencontre avec une légende vivante, prête à faire vibrer les murs de l'histoire. Suivez La Vie éco sur Telegram Fès, 18 mai 2025. Il est à peine 11 heures du matin, et l'air déjà lourd semble vibrer d'une promesse. Ce soir, à 23h, dans le cadre de la 28e édition du Festival des Musiques Sacrées du Monde, les Master Musicians of Jajouka, menés par l'inoxydable Bachir Attar, vont faire rugir leurs ghaïtas et bendirs sous les étoiles. Rencontre matinale avec un homme qui porte dans ses veines une tradition plus vieille qu'Ibn Khaldoun, un son tellurique qui a envoûté les Rolling Stones, Ornette Coleman et même les DJ en quête de samples mystiques. Jajouka, trois syllabes qui frappent comme un sortilège, prêtes à faire chavirer Fès. William Burroughs : «Rock'n'roll vieux de 4 000 ans» Bachir Attar, regard perçant et sourire en coin, parle avec la ferveur d'un gardien du feu. La musique de Jajouka, c'est son sang, son souffle, sa mission. «Cette tradition, elle a plus de mille ans, elle vient de notre famille, de Sidi Ahmed Sheikh, un saint qui guérissait les âmes avec nos sons», nous lance-t-il, la voix teintée d'urgence. «Chaque vendredi, les gens venaient au village, parfois brisés, malades, en proie à des troubles graves. La ghaïta, les tambours, les voix... ça les apaisait, ça les ramenait à la vie». Les rituels thérapeutiques, au cœur de l'ADN de Jajouka, ne sont pas un folklore pour touristes. C'est une transe brute, une communion avec l'invisible, où la flûte stridente et les rythmes hypnotiques chassent les démons. Mais comment préserver ce legs dans un monde saturé de distractions, où les smartphones vampirisent l'attention des jeunes ? Bachir soupire, presque résigné : «C'est complexe. On est peut-être la dernière génération à porter cette musique. Quand j'étais gamin, il n'y avait pas tout ça. Aujourd'hui, transmettre, c'est un défi. J'ai grandi dans ces sons, mon père était un maître, j'y ai tout donné. Mais Jajouka, c'est spécial, unique. Peu comprennent, même au Maroc. On ne force personne à apprendre, mais on veut que ça vive, avec son sens profond». Et pourtant, Jajouka ne s'enferme pas dans un musée. Bachir Attar, héritier du légendaire hadj Abdessalam, décédé en 83, a fait de cette musique un pont entre les mondes. Depuis que Brian Jones, des Rolling Stones, a capté leurs transes en 68 pour l'album «Brian Jones Presents the Pipes of Pan at Joujouka», Jajouka est devenu un aimant pour les aventuriers sonores. Mick Jagger, qui a enregistré «Continental Drift» avec eux en 89, les qualifiait de « groupe le plus inspirant du monde». William Burroughs, lui, voyait un «rock'n'roll vieux de 4 000 ans». Rien de moins. Bachir, lui, n'a pas peur de l'hybridation. «On veille à nos traditions, mais on s'ouvre au monde», explique-t-il. «Collaborer avec le jazz, le rock, la musique indienne, c'est créer quelque chose de nouveau. J'ai intégré des éléments indiens dans nos compositions, inspiré par Ravi Shankar et Anoushka. On a travaillé avec Talvin Singh sur '10 Tap in India''. C'était un défi, ces univers sont si différents !» Et puis il y a «Road to Jajouka», un album où Bachir a réuni des pointures comme Howard Shore, compositeur de musiques de films, ou Mickey Hart des Grateful Dead. «Cherche sur Google, tu verras !», lance-t-il avec un rire complice. «On partage nos idées pour faire découvrir Jajouka». Quand le Rif fait vibrer le Riff Ce soir, au Jardin Jnan Sbil, les Master Musicians vont déployer leur aïta jabalia, cette «aïta des montagnes» dont Bachir parle avec fierté. «C'est Jajouka, l'originale. Avant, tous les artistes de l'aïta venaient au village, comme Al Aarousi, s'inspirer de nos mélodies». Ghaïtas stridentes, bendirs majestueux, voix qui s'élèvent comme des incantations : le son de Jajouka, c'est un vortex. Tu crois écouter un air folklorique, et bim, te voilà aspiré dans une transe où le Rif, rude et brut, te happe sans prévenir. Mais attention, Jajouka, c'est aussi une histoire de clans. Deux factions se disputent l'héritage : les Master Musicians of Jajouka, sous la houlette de Bachir, et ceux de Joujouka, menés par son cousin Ahmed Attar. Une querelle de chapelle, avec des festivals séparés et des tensions qui crépitent dans le village. Peu importe, ce soir, c'est Bachir et sa troupe qui feront vibrer Fès. Leur disque «Dancing Under the Moon» donne un avant-goût : neuf pistes qui oscillent entre l'oppressant et l'apaisant, un cérémonial brut où les boucles rythmiques te secouent les tripes. À Jajouka, on ne joue pas pour divertir, on joue pour transcender. «Les gens venaient chercher la baraka, la guérison», insiste Bachir. «La musique, c'est notre médecine, notre lien avec Cheikh Sidi Ahmed». Ce soir, sous les étoiles de Fès, les ghaïtas vont hurler, les tambours tonner, et le public, qu'il vienne du Rif ou de Brooklyn, risque de repartir changé. Car Jajouka, ce n'est pas qu'un concert. C'est du mystique, une transe millénaire qui te rappelle que la musique, parfois, peut soigner l'âme.