Cela commence par un «mot» de Mohamed Choukri où il définit la littérature et l'écriture. Intitulée «La parole insoumise», cette présentation donne le ton à ce numéro spécial de la revue littéraire Nejma, éditée en décembre dernier par la Librairie des Colonnes à Tanger. Cela continue par un éditorial de Simon-Pierre Hamelin, directeur de la revue, qui explique justement le choix éditorial de ce numéro. «Il s'agit d'une littérature engagée, tant par le fond que dans la forme à laquelle nous nous devions de rendre hommage avec ce numéro spécial de Nejma, consacré principalement à Mohamed Choukri, mais aussi à ses pairs d'infortune, Mohamed Khaïr-Eddine, Mohamed Zefzaf, Angel Vazquez...», écrit Hamelin. Dans ce numéro inédit, on croise, en plus de Choukri, de Zefzaf et de Khaïr-Eddine, Salim Jay, Zoubir Ben Bouchta, Mohamed Azzedine Tazi, Mehdi Akhrif ou encore Mohamed Berrada. Chacun livre sa chronique d'une époque riche en légendes. Les textes des défunts Zefzaf et Khaïr-Eddine viennent libérer cette parole insoumise, appuyant ainsi la philosophie de vie de Choukri. Les témoignages des autres écrivains et intellectuels nous rappellent que Choukri était loin d'être un simple écrivain, mais plutôt un phénomène dans la littérature arabe et mondiale. Ce vibrant numéro de Nejma nous donne aussi l'occasion de découvrir des textes inédits de l'écrivain, publiés pour la première fois. Des pièces de théâtre, des poèmes en «jazal» (langue marocaine dialectale améliorée) ou encore des entretiens avec des journalistes français et marocains viennent donner une touche particulière à ce livre d'une valeur inestimable. Tanger, encore et toujours Rendre hommage à Mohamed Choukri, c'est rendre aussi hommage à sa ville, Tanger. Omniprésente dans presque tous ses romans, Tanger a été une source d'inspiration pour Choukri. «J'avais sept quand j'ai échoué à Tanger, le «Paradis» de l'époque», précisait-il. Depuis, une relation unique s'est tissée entre l'homme et la ville. D'ailleurs, c'est à Tanger qu'il a rencontré Paul Bowles, Jean Genet, Tenessee Williams... Et c'est à Tanger où son autobiographie, devenue culte, «Le Pain nu», a vu le jour. Dans ce numéro de Nejma, on revient justement sur le début de la carrière littéraire de Choukri, ses relations avec son père, sa famille, ses amis, ses fréquentations, ses sources d'inspiration... «Ma carrière n'a pas commencé ici à Tanger, mais à Tétouan. Je fréquentais là-bas toujours le même café, le Continental. Ce n'était pas un café maure, mais un café de luxe. Et imaginez-vous que moi, à l'époque, j'habitais dans un bidonville avec ma famille, et j'étais cravaté, papillonné, même... Je portais un nœud papillon, j'étais bien habillé, pour cacher ma classe misérable», déclarait-il au journaliste Antoine Puech, en 1998. Et puis, on parle aussi de ses autres livres, que le grand public connaît moins. «Le fou des roses», «La tente», «La séduction du merle blanc», «Zoco Chico», «Le Temps des erreurs» (deuxième partie de son autobiographie)... sont tous des romans signés Mohamed Choukri, qui a toutefois cessé d'écrire entre 1975 et 1992. «J'étais censuré par les maisons d'édition, les revues et les journaux. Je ne pouvais pas publier au Maroc, ni dans le monde arabe. J'ai donné une fois une nouvelle à une revue, pour voir s'ils parviendraient à la publier. Ils me l'ont rendue tellement mauvaise, je veux dire censurée, qu'entre nous, j'étais fâché», se confessait-il à Puech. En éditant ce numéro (accompagné d'archives sonores inédites), où l'on peut apprécier quelques photographies de Choukri et de ses amis écrivains, la Librairie des Colonnes propose une plongée vivante dans le Maroc des années 1960, 1970 et 1980. C'est une ère où les écrivains et intellectuels marocains orchestraient un changement radical dans les normes sociales de l'époque, un mouvement combattu fermement par les autorités. Ce numéro spécial de Nejma vient donc nous rappeler que «La parole insoumise» a sa place et que Mohamed Choukri est toujours parmi nous !