«L'agriculture serait responsable de près de 50% des émissions». C'est ce que révèlent de récentes analyses internationales. Les responsabilités de l'agriculture en matière d'impact sur le changement climatique, souligne-t-on, proviennent essentiellement de son effet destructeur sur la biodiversité et de son potentiel de capture de carbone. Ceci d'une part, parce qu'elle détruit les bois et forêts pour laisser place à des cultures industrielles, et d'autre part du fait que cette agriculture transformatrice d'énergie (solaire en calories) est gourmande en énergie (fossile). Interrogé à ce propos, le climatologue Saïd Karrouk explique qu'en effet l'agriculture (aujourd'hui de plus en plus mécanisée même dans les pays en développement), ne fonctionne qu'en consommant énormément d'énergie fossile, beaucoup d'eau (ce qui soulève la question du stress hydrique) et en nuisant à la biodiversité du fait de l'usage des pesticides et la modification de l'équilibre du milieu naturel. Mais toujours selon cet expert, le traitement de la responsabilité de l'agriculture dans les questions liées au changement climatique est un sujet éminemment délicat. «Quel choix opérer entre les préoccupations climatiques et la sécurité alimentaire de centaines de millions de personnes dans le monde»? Le dilemme est évidemment de taille. Mais quel regard porte-t-on sur ces données au niveau du secteur agricole et des acteurs du développement durable marocains? Pas d'inquiétudes Au Maroc, d'autres chiffres sont de rigueur. On estime que c'est le trio bâtiment-industrie-transport qui émet 90% du CO2. L'agriculture, l'élevage et la pêche quant à eux n'en émettent que les 10% restants. Aussi, pour Saïd Mouline, directeur du Centre de développement des énergies renouvelables (CDER), les analyses faisant état des responsabilités du secteur agricole et de ses filières dérivées (agro-industrie) méritent-elles d'être clarifiées. Selon lui, en matière d'émission de gaz à effet de serre dans tous les secteurs d'activité, il y a deux dimensions à considérer. L'on doit, souligne-t-il, distinguer les émissions liées aux activités humaines de celles liées à des causes naturelles. «Quand l'élevage émet du méthane, on ne peut pas dire que c'est le fait de l'homme», avance Mouline. En effet, les climatologues, notamment Saïd Karrouk et Abderrahman El Fouladi, confirment également la faiblesse des émissions de gaz à effet de serre liées à l'agriculture marocaine. Celle-ci, affirment les deux experts, contribue même à l'absorption du CO2 surtout grâce à l'arboriculture. En fait, le salut du secteur agricole marocain, à en croire le Pr El Fouladi, est lié à son histoire et aux caractéristiques de son milieu naturel. Le secteur ayant été longtemps tributaire de la pluviométrie, en l'absence de précipitations, les terres restent arides et exposées à l'érosion éolienne. Mais avec la politique de construction massive de barrages, les surfaces cultivées se sont étendues et la verdure dure toute l'année. Conséquence, l'indice de photosynthèse nationale a connu une augmentation importante. Or, cela n'a pas été le cas pour certains pays comme le Brésil qui a été contraint à déboiser la forêt amazonienne pour planter du maïs. En agissant de la sorte, les terrains cultivés sont rapidement lessivés de leur matière organique (car ils ne sont plus protégés par la canopée, ni stabilisés par les racines des arbres) et ne tardent pas à devenir incultes. D'où une diminution de l'indice de photosynthèse dans cette région du monde considérée comme le poumon de la planète. Mais des risques Toutefois, selon les experts, les émissions sont aujourd'hui moindres, il n'en reste pas moins que le potentiel d'augmentation de la responsabilité du secteur agricole existe. Sur ce plan, il y a deux sources d'inquiétude. La première concerne l'impact de l'industrie agricole-alimentaire et du transport, qui selon même les données prises en compte au Maroc gaspille de l'énergie et est fortement émettrice de CO2. D'après El Fouladi, pour juguler les effets néfastes du transport, l'une des options est de délocaliser les industries agroalimentaires de Casablanca vers les zones agricoles. De cette manière, on diminuerait du même coup l'exode rural et on désengorgerait le littoral, car on ne transporterait vers les ports que des produits finis. Mais la deuxième, elle, résulterait de l'attitude que pourraient avoir le Maroc et tous les autres pays reconnus comme faiblement émetteurs de CO2 dans le cadre international des négociations climatiques. Le protocole de Kyoto permet à ces pays d'avoir des droits de pollution qu'ils peuvent même revendre à d'autres pays fortement émetteurs. Or, pour beaucoup d'analystes, une telle mesure pourrait rendre contreproductives les actions visant à inciter les Etats à réduire l'impact climatique de leurs activités. S'agissant du Maroc, il se susurre que l'option de revente de ses droits de polluer serait envisagée et servirait même à financer en partie la politique nationale de développement durable. Certains experts contestent fortement cette mesure née des accords de Kyoto. Ceux-ci estiment qu'elle peut se révéler catastrophique, car les méfaits de la pollution générée par un pays affectent toute la planète. Autre alternative Pour renverser la tendance, les experts préconisent des mesures autant simples qu'efficaces. D'abord, planter des variétés de cultures naturellement adaptées aux sols et aux conditions météorologiques locales. Un choix qui a l'avantage d'exploiter au maximum les caractéristiques innées des plantations, ce qui permet d'obtenir des rendements élevés, avec un minimum d'engrais, d'eau et d'énergie. Ensuite, cultiver des denrées de saison, c'est-à-dire qui sont naturellement mûres au moment de leur commercialisation. Or, les fraises que l'on trouve désormais toute l'année dans les étalages des grandes surfaces, les fruits et légumes hors saison sont généralement cultivés sous serres, dopés par des engrais chimiques et transportés sur de très longues distances avant d'atteindre le consommateur final. Ce qui fait exploser la facture environnementale et climatique. Justement, le dernier volet est une question de distance ou de proximité. Le bilan climatique s'améliore de façon significative lorsque l'on consomme des denrées localement produites, car le transport des produits agricoles représente une part importante dans l'empreinte climatique de l'activité. Une bonne pratique qui se répercute également sur les revenus des fermiers et le pouvoir d'achat des consommateurs. En vendant leur production à proximité, les agriculteurs peuvent s'affranchir des intermédiaires qui, tout en rallongeant la chaîne de distribution, retiennent plus de marge et alimentent la spéculation aux dépens des deux extrémités du circuit. Plus de marge donc pour le fermier et plus de fruits et légumes dans les tagines des ménages. Cela relève du possible car l'activité agricole moderne recèle un impact insoupçonné et colossal sur l'équilibre du climat. Avant l'essor de l'agriculture intensive, rendu possible grâce à -ou à cause de- la mécanisation, la biochimie et la biogénétique, cultiver la terre participait à l'équilibre climatique global. En ce sens que les plantes -qu'elles soient domestiques ou sauvages- ont la capacité de concentrer le carbone. Seulement depuis ces révolutions, la donne a changé, et le «bilan carbone» de l'activité s'est dégradé. Conséquence : pas moins de la moitié du réchauffement global est attribuée à la filière agricole.