La reconstitution de la flotte marchande est désormais une réalité. Après des années d'attente, un pétrolier, rebaptisé PS Oufella, vient d'être enregistré sous pavillon marocain. Une acquisition symbolique qui marque le retour concret du Maroc sur la scène maritime mondiale et ouvre la voie à un véritable renouveau du pavillon national. Quant à la stratégie à suivre, le terrain est déjà balisé. Pour Najib Cherfaoui, «l'espace d'un paragraphe ne suffit pas pour évoquer un sujet aussi stratégique que la flotte maritime». L'expert réagissait à la place réduite accordée au transport maritime dans la note de présentation du Projet de loi de finances (PLF) 2026. Il est vrai que le Maroc se remet à regarder vers la mer, dans un contexte géopolitique particulièrement mouvant, marqué notamment par les tensions en mer Rouge. Le bouleversement des routes commerciales mondiales, qui impose désormais de contourner le cap de Bonne-Espérance, a remis la question de la flotte maritime nationale sur le devant de la scène. Najib Cherfaoui, figure reconnue du secteur et ardent défenseur du renouveau de la flotte marchande marocaine, plaide depuis des années pour la reconstruction d'un pavillon national digne de ce nom. Renaissance Pour l'expert maritime, à défaut d'un livrable clair et pertinent, le PLF s'est contenté d'établir un aperçu sur l'état d'avancement de l'étude stratégique et les premières conclusions qui en découlent. Najib Cherfaoui estime que ce manque de contenu ne relève pas d'un désintérêt politique, mais davantage d'une profonde ignorance des réalités maritimes. Dans ce sens, il rappelle qu'une étude exhaustive a été menée au cours des dix dernières années par des lauréats de l'Ecole Hassania des travaux publics. «Nous avons travaillé, de 2014 à 2024, sur mille pages d'analyse sur l'histoire, les cycles et les perspectives de la flotte marocaine jusqu'en 2040. Cet ouvrage, fruit d'un travail collectif, retrace la trajectoire de la marine marchande depuis 1886, ses quatre crises majeures (1911, 1945, 1970 et 2006) et ses trois renaissances», nous confie-t-il. L'expert déplore que cette étude, pourtant publiée, soit totalement méconnue des pouvoirs publics. «Ils vont tout reprendre à zéro alors que tout a été étudié de fond en comble. L'enjeu n'est pas de produire de nouveaux rapports mais d'appliquer les conclusions existantes, définir les besoins, structurer les filières, organiser le financement et, surtout, assumer le rôle de la mer dans la souveraineté nationale», estime-t-il. Et d'ajouter qu'une flotte stratégique n'a rien de protectionniste. Elle vise à garantir la sécurité du pays en matières premières, en énergie et en produits alimentaires, tout en assurant l'exportation fluide des phosphates et de leurs dérivés. Le modèle que propose Cherfaoui est simple. L'investissement initial nécessaire à la reconstitution d'une flotte de vracs solides et liquides étant évalué à un milliard de dollars, les recettes générées par le trafic national (phosphates, engrais, céréales et hydrocarbures) garantissent la viabilité de l'ensemble. Ainsi, le navire finance son propre achat. Ce mécanisme, appuyé sur un marché domestique de 70 millions de tonnes par an, suffirait à relancer la dynamique du pavillon national et à assurer la rentabilité de vingt vraquiers neufs. Dans cette configuration, l'Etat ne paierait rien. Son rôle serait davantage celui d'un garant, plutôt que d'un financeur. En somme, le financement reposerait sur trois principaux acteurs : le navire lui-même, son propriétaire crédit-bailleur et son exploitant crédit-preneur. Mécanismes de financement Les retombées économiques seraient considérables. Aujourd'hui, le Maroc dépense près de deux milliards de dollars par an en fret maritime, ce qui représente «une somme en pure perte, car elle ne crée aucune valeur nationale», analyse Cherfaoui. Réinvestie dans la construction et l'exploitation de navires marocains, cette dépense pourrait rapporter entre deux et six points de PIB, notamment grâce à l'ouverture du marché africain. L'expert évoque le cabotage en Afrique de l'Ouest comme une opportunité naturelle vu la proximité géographique, la croissance démographique et la complémentarité économique. «Nous n'avons pas à chercher un marché, il existe déjà, il nous attend», avise l'expert. Mais au-delà des chiffres, c'est une vision globale que défend notre interlocuteur. Le Maroc, selon lui, se trouve dans une position géostratégique inédite. «Nous sommes devenus une ressource maritime planétaire, un corridor naturel entre l'Atlantique et la Méditerranée. Ce basculement place le Royaume au cœur des routes de substitution reliant l'Europe à l'Asie, et lui confère un rôle logistique majeur que consolide la montée en puissance de Tanger Med et du cap de Bonne Espérance, laquelle a été redécouverte. Dans ce contexte, la reconstitution progressive de la flotte nationale prend une valeur de symbole». L'expert maritime se réjouit de l'acquisition d'un tanker sous pavillon marocain en octobre dernier. Najib Cherfaoui nous a dévoilé en exclusivité que le navire, construit en 2007 à Bhavnagar (centre-sud de l'Inde), a été rebaptisé PS Oufella. Désormais, il aura Agadir comme port d'attache. Il est actuellement transféré de Bremerhaven (nord de l'Allemagne) au chantier naval de Rotterdam pour une mise en conformité, avant son déploiement. Une tendance à la stabilité L'enjeu n'est pas seulement économique. Le contrôle du fret, observe Cherfaoui, a des effets macroéconomiques directs. «Le transport génère toujours de l'inflation. Disposer d'une flotte nationale permettrait de réguler les coûts du fret et, par ricochet, de contenir la hausse des prix à la consommation. Le Maroc pourrait même influencer les tarifs internationaux sur certaines lignes, en imposant des standards plus compétitifs. En réduisant nos coûts, nous forçons les autres à s'aligner». Quant à la dimension environnementale, le Maroc, rappelle l'expert, dispose des eaux parmi les plus riches au monde, comparables à celles du Pérou. Une richesse qu'il faut protéger. Les opérations de délestage et de lavage des cales des navires, souvent pratiquées en mer, représentent un risque réel pour la biodiversité. Notre interlocuteur appelle dans ce sens, à instaurer un système strict de contrôle et de régulation, exigeant que certaines opérations se fassent à distance des côtes, hors de la zone économique exclusive. Ce dispositif, affirme-t-il, soutiendrait les secteurs de la pêche, du tourisme et de la recherche biologique, tout en renforçant la sûreté maritime. S'agissant de l'évolution récente du marché, Najib Cherfaoui observe qu'après une période d'accalmie, les prix du fret ont grimpé jusqu'à 3.000 $ pour le conteneur 40 pieds. Toutefois, selon lui, cette flambée reste conjoncturelle. Elle résulte des nouvelles contraintes imposées aux transporteurs depuis que la Méditerranée est devenue zone à émissions de soufre contrôlées à 0,1%. Ces exigences environnementales, entrées en vigueur le 1er mai 2025, ont entraîné des coûts d'adaptation que les opérateurs répercutent sur le fret. Mais un réajustement est attendu à terme. In fine, si les défis demeurent nombreux, entre financement, gouvernance et transition énergétique, la dynamique enclenchée laisse entrevoir plus qu'un simple ajustement conjoncturel. C'est une ambition de long terme qui se profile : celle d'un Maroc maritime assumé, tourné vers 2040, où la mer redeviendrait un pilier de puissance, de savoir et d'indépendance. Najib Cherfaoui Expert maritime «Ils vont tout reprendre à zéro alors que tout est étudié de fond en comble. L'enjeu n'est pas de produire de nouveaux rapports mais d'appliquer les conclusions existantes, définir les besoins, structurer les filières, organiser le financement et, surtout, assumer le rôle de la mer dans la souveraineté nationale.» Maryem Ouazzani / Les Inspirations ECO