Professeur associé ISGA-Fès L'IA générative n'est plus une promesse d'avenir : elle est déjà intégrée dans les stratégies de transformation numérique, y compris au Maroc, où la vision Digital Maroc 2030 place l'intelligence artificielle au cœur de la modernisation de l'Etat, de l'économie et des services aux citoyens. Mais un angle mort persiste : la formation systématique du personnel des secteurs public et privé. Tant que nous n'aurons pas outillé les femmes et les hommes qui font vivre nos organisations, le Royaume restera exposé à un risque majeur : voir la révolution IA se faire sans lui. Une révolution silencieuse qui change le travail En quelques mois, l'IA générative est devenue une véritable «infrastructure cognitive» : elle rédige notes, rapports et synthèses, génère images et supports, aide à analyser de grandes masses de textes, à extraire des tendances, à simuler des scénarios et à préparer procédures ou modules de formation. Dans une économie où le temps, l'information et la qualité de la décision deviennent les vraies monnaies, elle agit comme un multiplicateur de productivité... mais aussi comme un révélateur de fragilités organisationnelles. Le Maroc se trouve à un moment charnière : l'Etat accélère la digitalisation de ses services, avec portails en ligne, plateformes mutualisées et vision d'«administration numérique», tandis que l'écosystème des startups numériques et de l'IA se consolide, soutenu par des programmes publics et privés et par une stratégie nationale à l'horizon 2030 qui affirme le rôle structurant de l'IA. Mais une question simple, presque brutale, demeure : qui, dans nos administrations, nos entreprises et nos territoires, sait réellement travailler avec l'IA générative, au-delà d'un test ponctuel sur un site ou une application mobile ? Le Maroc ne part pas de zéro. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a appelé à une stratégie nationale d'utilisation et de développement de l'IA pour structurer un écosystème et bâtir une industrie nationale à l'horizon 2030. La stratégie Digital Maroc 2030 inscrit l'IA comme levier transversal de modernisation. Une loi-cadre est en préparation pour encadrer son usage et organiser la confiance. L'annonce d'une Direction générale de l'IA (DGIA) doit coordonner infrastructures, régulation et innovation. Ces signaux témoignent d'une prise de conscience au plus haut niveau, mais ils resteront partiellement théoriques si un pilier n'est pas mis au même niveau de priorité : la capacité des femmes et des hommes à utiliser, de manière responsable, l'IA générative dans leur pratique quotidienne. De l'administration à la PME : mêmes promesses, mêmes besoins Pour mesurer l'enjeu, il faut regarder ce que l'IA générative change déjà – ou peut changer – dans les organisations marocaines. Dans le secteur public, elle intervient dans la rédaction administrative (notes, PV, courriers, rapports), l'analyse de textes réglementaires (fiches de lecture, repérage d'incohérences, vulgarisation), la relation à l'usager (assistants conversationnels sur les portails publics) et le pilotage des politiques (analyse de retours d'enquêtes, réclamations, rapports d'inspection pour détecter tendances et signaux faibles). Dans les collectivités, elle appuie les services de proximité, renforce la communication territoriale et facilite la préparation de projets et de dossiers de financement. Dans les secteurs régulés – banques, assurances, services financiers -, elle contribue à la conformité et à la réglementation (rapports, veille), aide à l'analyse de dossiers clients (synthèse de documents, premières notes d'instruction) tout en renforçant marketing et relation client (segmentation, personnalisation de messages, scénarios de campagnes, scripts de centres d'appel augmentés). Dans l'industrie, la logistique et les services techniques, elle simplifie la documentation, soutient la maintenance et contribue à l'optimisation des flux ainsi qu'à la préparation des démarches de certification. Dans l'éducation, la santé et la formation professionnelle, l'IA générative permet de préparer supports de cours, exercices, études de cas et synthèses adaptés aux publics ; d'assister la rédaction de comptes rendus, de protocoles ou de lettres au patient ; et de construire des parcours individualisés ou des micro-contenus de formation, sous réserve d'un cadre strict de confidentialité et d'éthique. Enfin, dans les PME, TPE et startups, elle renforce le support administratif (contrats de base, documents RH, procédures internes), dynamise les fonctions commerciale et marketing (contenus pour sites web, brochures, campagnes et réseaux sociaux, réponses à appels d'offres) et stimule l'innovation (exploration d'idées, benchmark de solutions, veille concurrentielle). Partout, un même dénominateur : l'IA générative n'a de sens que si les professionnels savent l'utiliser avec discernement. Sans formation, l'amplification des capacités se transforme en bruit et en erreurs... voire en risques ! Les risques d'une non-formation : un triple décrochage Renoncer à former massivement le personnel du secteur public et privé à l'IA générative, c'est accepter un triple décrochage. Un décrochage de productivité, d'abord : les organisations qui maîtriseront l'IA générative réduiront fortement le temps consacré aux tâches répétitives – rédaction de documents standard, synthèse d'informations, recherches d'arguments, mise en forme de supports. Celles qui resteront à l'écart verront leur productivité stagner, et même reculer, face à des concurrents locaux et internationaux plus agiles. Un décrochage de souveraineté, ensuite : si l'usage de l'IA générative est confié à des prestataires, souvent étrangers, sans montée en compétences interne, le pays dépendra d'acteurs extérieurs pour des fonctions stratégiques comme l'analyse, la conception ou le support décisionnel. La valeur créée par les chaînes de traitement de l'information risque alors d'être captée hors du territoire, alors même que le Maroc ambitionne de bâtir une industrie nationale de l'IA portée par ses propres talents, startups et clusters. Enfin, un décrochage social et organisationnel : sans formation, l'IA générative peut accentuer les fractures internes, certains collaborateurs devenant très performants tandis que d'autres resteraient marginalisés. Mal introduite, elle peut être perçue comme une menace pour l'emploi ou un outil de surveillance, nourrir défiance et résistance, et même provoquer une perte de sens si elle est imposée comme une injonction technologique sans explication ni participation. La question de l'IA générative est donc indissociable de celle du capital humain national. Vers des organisations réellement «augmentées» Le secteur public marocain a déjà posé les bases du «e-gov» : portails de services en ligne, plateformes pour citoyens et entreprises, solutions de signature électronique ou de portefeuille numérique. Mais l'essentiel de ces démarches reste centré sur la mise en ligne de services et la dématérialisation de procédures. L'IA générative ouvre un horizon différent : celui de l'administration augmentée. On peut distinguer trois niveaux de maturité : une administration numérisée (formulaires en ligne, téléchargement de documents, suivi de dossiers), une administration digitale (services intégrés, portails uniques, interopérabilité progressive, authentification forte) et, au-delà, une administration augmentée, qui mobilise l'IA – et en particulier l'IA générative – pour transformer les processus internes, la relation avec l'usager et la qualité des décisions publiques. Le Maroc a progressé sur les deux premiers niveaux. Accéder au troisième suppose une véritable politique de formation à l'IA générative au profit des agents publics. Du côté du secteur privé, la bataille de compétitivité se jouera aussi sur l'IA générative. Pour les grandes entreprises marocaines – banques, assurances, télécoms, groupes industriels, distribution –, cette technologie doit devenir un axe structurant des politiques RH et des plans de transformation : programmes de formation modulaires, acculturation des comités de direction, intégration de l'IA dans les projets de révision de processus ou d'organisation du travail. Une banque qui forme massivement conseillers, analystes crédit, équipes conformité et marketing à l'IA générative ne jouera plus dans la même catégorie que ses concurrentes restées au stade de l'expérimentation ponctuelle. Pour les PME et TPE, la question est plus directe : ne disposant ni de DSI ni de data scientiste, elles peuvent avoir le sentiment que l'IA n'est «pas pour elles». Or la force de l'IA générative est d'être accessible sans compétences techniques lourdes : un dirigeant de PME peut être assisté dans la rédaction de réponses à des appels d'offres, une petite structure touristique dans sa communication multilingue, un cabinet de conseil ou d'expertise comptable dans la préparation de livrables standardisés. Encore faut-il que dirigeants, managers et collaborateurs soient formés à un usage professionnel de l'IA : savoir formuler des prompts adaptés, protéger les données sensibles, vérifier les résultats, articuler les nouveaux usages avec les systèmes existants. Conclusion : faire de la formation à l'IA générative un choix stratégique national L'IA générative s'impose déjà comme un outil de travail appelé à devenir, demain, aussi banal que le tableur ou le courrier électronique aujourd'hui. Le Maroc a fait le choix, à travers Digital Maroc 2030 et les chantiers en cours, de se placer dans le peloton de tête des pays africains en matière d'IA. Mais sans un effort massif, structuré et continu de formation à l'IA générative, dans le secteur public comme dans le secteur privé, ces ambitions resteront en partie théoriques. Il ne s'agit pas seulement d'acheter des licences, de créer des hubs ou de voter des textes : il s'agit d'investir dans les compétences, de construire des parcours de formation pour les agents publics, les managers, les ingénieurs, les enseignants, les soignants, les entrepreneurs, et de faire de l'IA générative un levier de valeur partagé plutôt qu'un nouveau facteur d'inégalités. La vraie ligne de fracture, dans les années qui viennent, ne passera pas entre les pays qui auront accès aux outils et les autres, mais entre ceux qui auront su former leur capital humain pour en faire un moteur de performance et de souveraineté... et ceux qui auront laissé la révolution se dérouler sans eux. Le Maroc a encore le temps de choisir son camp. Mais le temps de l'expérimentation isolée est derrière nous : l'heure est venue d'un véritable «pacte marocain des compétences en IA générative», pour que l'ambition numérique du pays se traduise en pratiques concrètes, en emplois qualifiés et en organisations réellement augmentées, au service du citoyen comme de l'entreprise.