D'rrière les hauts murs de la prison centrale de Kénitra, Hassan El Khattab, l'émir de la cellule Ansar Al Mahdi, démantelée en septempre 2006, sort de son silence. Entendant marquer le 6éme anniversaire des attentats du 16 mai 2003, l'homme, condamné à 25 ans de prison ferme pour terrorisme, surprend tout le monde en s'adressant directement au souverain, à travers une lettre ouverte dont le Temps détient en exclusivité une copie. Son intitulé est édifiant : Rappel au Sultan des injustices des fréres. ("Tadkir As-soltane bi madhalim al-ikhwan"). Lecture. Hassan El Khattab, l'émir de Jamaât Ansar El Mahdi, fête à sa manière le 6ème anniversaire des attentats du 16 mai. Trois ans après son arrestation et le démantèlement de son réseau, le prédicateur de Salé sort de son silence, mais de manière peu commune : une lettre ouverte directement adressée au roi. Le porte-parole auto-proclamé des milliers de salafistes détenus dans diverses affaires de terrorisme, fait parvenir, du fond de sa cellule, un texte qu'il veut présenter comme une plateforme de dialogue et de négociations avec “qui de droit”. En s'adresser par l'écrit “directement” au monarque, El Khattab entend court-circuiter le canal classique (et informel) de communication, instauré depuis un temps entre l'Etat et les détenus salafistes. Le message sous-jacent est on ne peut plus clair : pour le prêcheur slaoui, les interlocuteurs qu'il aurait eu jusqu'à présent jouaient plutôt un rôle de barrage, qui ne transmettaient guère fidèlement ses propos et ses opinions. Et cette lettre ouverte est là pour remettre les pendules à l'heure. Sire, mais pas “Amir Al Mouminine” Le texte rédigé par El Khattab prend définitivement le contre-pied de ses anciens prêches violents et de ses positions hostiles aux symboles de l'Etat. Écrite dans un arabe classique très soigné, la lettre use à foison d'expressions ampoulées et de formules de protocole diverses, mettant en exergue “le respect dû au roi et les clauses du style dus à son rang”. Dès les premières lignes de la lettre, El Khattab donne le ton : “D'un humble serviteur d'Allah, Abou Oussama Al Hassan Ibnou Chouaïb Al Khattab au glorieux Roi du Maroc Mohammed Ben Al Hassan Ben Mohammed Ben Youssef, Roi du Maroc, qu'Allah le protège. Après toutes les expressions du respect que je dois à votre Eminence, c'est à vous Sire que j'écris, et c'est à vous Sire que je m'en remets”. Tout au long de la dissertation politico-religieuse de l'émir, le roi restera ainsi présent, placé à la seconde personne du pluriel. En fait, une dissertation davantage religieuse que politique, teintée d'un prudent dosage entre l'éloge et la critique. L'usage de l'arabe classique est de bonne fracture et le style, il fallait s'y attendre un peu suranné, s'inscrivant parfaitement dans le registre linguistique de l'idéologie salafiste, au niveau de la sémantique et de la sémiotique. Sur ce plan là, dès les premières lignes, le lecteur est renseigné sur la nature du message déjà. On en déduit aussi que l'homme est un parfait lettré qui sait si bien manier le verbe. Fait saillant : si les formules de déférence abondent, à aucun moment l'auteur de la lettre n'évoque la Commanderie des croyants. Il y a bien sûr des formules de protocole adressées au roi, mais ce dernier n'est jamais qualifié de Amir Al Mouminine. Manifestement, pour El Khattab, la notion de “Oumma”, ou communauté des croyants, placée sous la férule d'un calife, est l'unique modèle politique valable et viable. Le jihad “expliqué” au roi Après un bref (et inévitable) rappel des “mauvaises conditions d'incarcération, la souffrance qu'endurent les familles des détenus islamistes, et les mauvais traitements subis durant de l'instruction et les interrogatoires de police”, El Khattab entre dans le vif du sujet. Il commence par condamner sans équivoque les attentats du 16 mai, qualifiant de “criminels” les 14 kamikazes qui s'en sont redus coupables. “Nous étions les premiers à condamner ces actes à travers tous les médias et nous continuons à condamner tout acte similaire qui s'oppose aux enseignements de l'islam. Six ans se sont écoulés après cet acte infantile, orchestré par des mains tyranniques qui croient au principe de la fin justifiant les moyens”. Il y a là déjà une prise de distance par rapport aux auteurs des attentats et aux tendances et aux courants intégristes appelant à la violence. Et c'est probablement l'unique point positif de la correspondance de Hassan El Khatab au souverain. Pour le reste, c'est-à-dire plus des deux tiers de la dissertation, l'auteur navigue avec moins d'aisance entre le politique et le religieux, disséquant par-ci (à sa manière) le discours démocratique, tentant par-là une nouvelle pédagogie du jihad (“qui ne se limite pas juste à la guerre et à la violence”). En voici la teneur, sous la forme d'un extrait très significatif : “Toute guerre n'est pas Jihad. Et tout mort n'est pas martyr. Ce sont les intentions justes qui comptent… Nous sommes pour le jihad en Afghanistan, en Irak, en Tchétchénie et en Palestine”. La démocratie ? Non, merci… La démocratie, Hassan El Khattab en disserte longuement. Il y consacre un interminable paragraphe, où il descend en flammes les “démocraties occidentales”. Selon le prêcheur, celles-ci ne peuvent être compatibles avec une société islamique. Et ce qui nous conviendrait le mieux, d'après lui, c'est plutôt la Choura, sorte de démocratie islamiste. On n'est pas loin de la vision politique du Cheikh d'Al Adl Wal Ihssane, Abdeslam Yassine, dans son livre Dialogue avec les honorables démocrates, sorti en 1994, et qui rejette catégoriquement le modèle occidental. Quid des principes universels des droits de l'Homme ? La réponse de Hassan El Khattab n'en est pas une : il s'en tient toujours à la charia, sans aller plus loin dans le détail. Pour autant, du haut de ses trente cinq ans, le jeune prédicateur ne donne pas l'impression d'être un activiste excité ou un agitateur fanatique appelant à la violence. “Le courant salafiste d'aujourd'hui a une nouvelle méthodologie. Il a connu un renouvellement de son discours, devenu désormais plus apaisé, plus serein, respectant le dialogue et la différence”. Faut-il prendre cette sentence pour argent comptant ? Rien n'est moins sûr : au fil des phrases, le naturel revient au galop et l'émir d'Ansar El Mahdi finit par prôner un modèle de société qui ne peut être perçu autrement que comme un retour en arrière de plusieurs siècles. Et là, le discours devient inquiétant : “Sire, si nous revendiquons le principe de la Choura islamique, ceci ne veut pas dire que nous allons brandir les sabres face à ceux qui nous contestent. Nous relevons juste un amalgame dans la comparaison entre l'islam et la démocratie : le principe du droit de la majorité à décider pour affronter le totalitarisme de l'individu. Sire, sur la base de ce qui a été dit, nous ressentons la nécessité de créer un Conseil des oulémas sous votre égide, qui sera un organe de contrôle des lois et des législations issues du Parlement. Ainsi, nous pourrons aspirer à un Etat islamique qui fera de l'islam une référence où elle puisera son autorité et ses jugements”. Malékite, ascendant wahhabite En clair, on constate après lecture de son texte qu'El Khattab se revendique du rite sunnite malékite, qui doit s'appliquer à la lettre. Cela signifie précisément l'application stricte de la charia au niveau du code civil et dans les conflits qui opposent les justiciables. Et là, l'auteur s'arrête. Il ne va pas au bout de sa pensée. On pourrait tenter de le faire à sa place. Comment ? L'application stricte de la charia au nom du sunnisme aboutit à la loi du Talion… diamétralement opposée à toutes les conventions universelles en matière des droits de l'Homme. Si on va jusqu'au bout de sa logique, l'idée est d'une charia à la manière des talibans, également sunnites orthodoxes. Une charia qui prévoit de manière claire et explicite la flagellation, l'amputation et l'exécution par dilapidation comme sanctions judiciaires pour certains crimes et délits. Pour El Khattab, il n'y a pas lieu d'ijtihad ou d'interprétation, ni d'actualisation ou d'adaptation. Il s'agirait juste de lire et d'appliquer à la lettre les textes. Et même s'il ne le cite pas dans sa lettre, on peut le conclure sans difficulté : le prêcheur se place objectivement dans un radicalisme sunnite proche du wahabisme. “Nous sommes fiers d'appartenir au rite sunnite malékite et nous croyons que les jugements dans les grandes questions à propos de la Charia et de la confession est une affaire de personnes compétentes et spécialistes”, postule-t-il. Et de faire l'éloge de la Salafia entant qu'idéologie théorique et mode d'organisation de la société, “une école de pensée qui s'inscrit dans la droite ligne du rite malékite, aussi vieille que l'arrivée de l'Islam au Maroc”. La classe politique a également droit de cité dans la littérature d'El Khattab. Comme on peut s'y attendre, il lui administre une volée de bois vert, faisant l'inventaire de ses travers et de sa corruption. “Sire, notre refus de la démocratie n'est que la résultante de l'échec des mécanismes démocratiques pour l'expression de la volonté des votants. Après chaque scrutin, les élus s'éloignent de ceux qui les ont élus et n'ont plus aucun compte à leur rendre (…) Comment donc l'élu pourra-t-il les représenter ?”. Après lecture minutieuse de la lettre, une question s'impose : que demande au juste Hassan El Khattab ? Une grâce royale ? À aucun moment il n'y fait la moindre allusion. L'écrit du prêcheur a-t-il plutôt pour objectif de relancer le débat sur la négociation avec les détenus salafistes ? Certainement. Et c'est probablement vers cette solution, certes difficile, que l'Etat marocain semble s'acheminer. PAR YOUSSEF CHMIROU, AVEC TAHAR ABOU EL FARAH ET IMAD BENTAYEB