Traditionnellement, l'histoire de la représentation du président américain à Hollywood se divise en trois moments: une période hagiographique allant du début du XXème siècle à l'assassinat de Kennedy, caractérisée par une représentation du président successivement solennelle, providentielle et humaniste ; une période de crise filmique entre 1963 et la fin des années 70, qui se veut la métaphore de la crise identitaire que traverse alors la nation après les multiples meurtres politiques et le scandale du Watergate ; enfin, une période de recomposition symbolique de la figure présidentielle, partagée entre deux conceptions : d'un côté une propension à faire du chef suprême un personnage trivial (comique, sentimental, voire criminel), de l'autre une réaffirmation très sérieuse de son leadership. Nous ajouterons à ce découpage classique une quatrième période, dont la progression est parallèle à l'occupation de la Maison Blanche par George W. Bush : l'époque de l'hyper-représentation. A propos de la « série présidentielle » des années 90 à laquelle il consacre son essai, Michel Chandelier note que la présence du président est toujours significative, même quand celui-ci n'est pas le protagoniste de l'intrigue. « Ses brèves apparitions et même sa simple évocation par les autres personnages ne sont pas moins éclairantes, car jamais le scénario ou la mise en scène ne les traite sur un mode mineur ». Même simple figurant, le président incarne une figure symbolique dont l'importance ne se juge pas à l'aune de sa présence effective à l'image. Il s'impose immédiatement par son charisme et par l'aura de sa fonction, tant il est vrai qu'il incarne l'essence même du prestige, au-delà de tous les autres personnages. Ce principe peut tout aussi bien être étendu à l'ensemble du cinéma présidentiel : dès "Naissance d'une nation" de David W. Griffith, en 1915, les quelques séquences montrant Abraham Lincoln se chargent d'une importance symbolique, bien qu'elles ne représentent qu'un nombre infime de minutes, perdues dans une fresque de plus de trois heures. La scène de son assassinat, en particulier, se situe au centre exact de l'œuvre, sur le plan temporel comme sur le plan narratif : l'événement tragique du 14 avril 1865 met brusquement en péril la stabilité obtenue de force par la guerre de Sécession et menace de replonger le pays réunifié dans le chaos. La figure de Lincoln est un modèle de réussite et de probité que le cinéma invoque en cas de crise intérieure grave. C'est le cas lors de la Grande Dépression qui frappe l'Amérique au début des années 30, et que le candidat démocrate Franklin D. Roosevelt se propose de contrer à l'aide d'une politique volontariste et audacieuse. Cet homme exceptionnel, grand humaniste, qui disait que « le devoir de l'État vis-à-vis du citoyen est celui du serviteur vis-à-vis du maître », est évoqué de façon métaphorique par le cinéma dans un film superbe de 1933, année de l'accession effective de Roosevelt à la présidence : "Gabriel au-dessus de la Maison Blanche" (Gregory La Cava). Gabriel nous conte l'histoire d'un président de pacotille, Judson Hammond, égoïste et corrompu, dont la perspective politique se métamorphose après qu'il a été visité par l'ange Gabriel durant son coma, consécutif à un accident de voiture. Transfiguré, mystifié, « mythologisé », Hammond s'attache alors à modifier les institutions de son pays, à défendre la veuve et l'orphelin, et à transformer radicalement le mode de pensée des Américains. Durant tout le film, Lincoln, dont un buste trône dans le bureau de Hammond, agit comme « une présence diffuse, spirituelle qui bouleverse le destin d'une personne, le cours d'une histoire ». Produit en parallèle de l'actualité qu'il vise à représenter, Gabriel crée une filiation directe entre un Lincoln mythique et un Roosevelt réel, sur les épaules duquel reposent tous les espoirs d'une nation engluée dans la crise. Cette coïncidence entre le président réel et sa représentation filmique se poursuit durant la présidence de Roosevelt, de 1933 jusqu'à son décès en 1945, quelques mois après sa troisième réélection. Attentif au problème de la représentation du président à une époque où celui-ci apparaissait régulièrement dans les actualités, le cinéma trouve des subterfuges palliatifs : ainsi, dans "Yankee Doodle Dandy" et "Mission to Moscow" (Michael Curtiz, 1942 et 1945) Roosevelt n'est vu que de profil ou de dos, interprété par l'acteur Jack Young, sans que son visage n'apparaisse. En même temps, certains films continuent à substituer à Roosevelt des figures légendaires, et plus spécifiquement celle de Lincoln. En dix ans, trois biopics explorent la vie et la personnalité de « Honest Abe » : "Abraham Lincoln" (Griffith, 1930), "Vers sa destinée" (John Ford, 1939), Abe Lincoln in Illinoise (John Cromwell, 1940), dont deux sont produits durant la présidence effective de Roosevelt. Le président providentiel rétablit le respect des leaders et l'attachement aux valeurs patriotiques, principalement en temps de guerre ; surtout, le locataire de la Maison Blanche se voit légitimé dans son action par cette filiation mythique entre la nécessité de l'action au présent et les valeurs démocratiques du passé. L'Amérique avait besoin d'un homme et Hollywood a préparé sa venue : dans "The Phantom President" (Norman Taurog, 1932), métaphore à peine dissimulée de la campagne de Roosevelt, quatre anciens présidents, Washington, Jefferson, Lincoln et Teddy Roosevelt, quittent les cadres de leurs portraits accrochés au mur pour pousser la chansonnette et appeler à l'homme providentiel, sur l'air de « The Country Needs a Man ». Le mélange de candeur, de réalisme et d'ambiguïté qui émane, à l'aube des années 60, de "Sunrise at Campobello" (Vincent Donahue) et "Patrouilleur 109" (Leslie H. Martinson), traitant respectivement de Roosevelt confronté à la maladie et de Kennedy soumis à une attaque des Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, est rapidement submergé par le cynisme de la crise identitaire qui va toucher le pays. Ces deux œuvres rares sont pourtant les jalons d'une évolution vers l'exploration intimiste des présidents, que la tragédie de Dallas coupe dans son élan (il faudra attendre les années 80 pour voir se profiler les suites de ces prémices, comme la fin d'une parenthèse obscure). Le double assassinat des Kennedy – le président John en 1963, son frère Robert en 1968 – puis, au début de la décennie suivante, le scandale du Watergate associé aux mensonges de Richard Nixon sur les liens troubles entre la Maison Blanche et les « plombiers » du siège du Parti démocrate, divisent la trajectoire représentative en deux chemins : d'une part, l'absence de figuration fictionnelle qui caractérise les films sur Kennedy (de Complot à Dallas en 1973 jusqu'à J.F.K. en 1991, la représentation du président assassiné brille par son absence, le cinéma préférant lui substituer des images d'archives) ; d'autre part, l'épanouissement d'un cinéma du complot qui reproduit le schéma conspirationniste du meurtre de Kennedy et de l'affaire du Watergate (les modèles archétypaux de ces deux possibilités étant illustrés par deux films d'Alan J. Pakula, "À cause d'un assassinat" dans un cas, "Les hommes du président" dans un autre, respectivement réalisés en 1973 et 1976). La fascination éprouvée par le peuple américain comme par les élites artistiques pour la personne du président démissionnaire Richard Nixon va s'illustrer dans une série d'œuvres cinématographiques puissantes, tout entières consacrées à l'étude du caractère nébuleux de l'ancien vice-président d'Eisenhower, un « mystère enveloppé dans une énigme enfermée dans un paradoxe » comme disait de lui son conseiller Raymond Price, parodiant la phrase de Churchill à propos de l'Union soviétique. Avec la satire "Richard", réalisée par Harry Hurwitz et Lorees Yerby en 1972, durant le mandat de Nixon, puis "Secret Honor" (adapté par Robert Altman d'une pièce de Donald Freed et Arnold M. Stone) en 1984, avec un effrayant et insaisissable Philip Baker Hall dans le rôle-titre, et enfin la fresque "Nixon" d'Oliver Stone en 1995, avec Anthony Hopkins en président manipulateur et grossier, le cinéma marque avec force sa double volonté nouvelle : d'abord changer son mode de représentation pour s'en tenir au plus près de la figure présidentielle, pour le meilleur et pour le pire ; ensuite et surtout prendre acte de la contestation nationale (dirigée particulièrement contre la guerre du Viêt-Nam) et du climat de méfiance envers les autorités. La première de ces volontés s'illustre parfaitement dans "Secret Honor", véritable one man show d'un ex-président paranoïaque et bipolaire, qui entend des voix et parle tout seul en ressassant ses souvenirs. La seconde trouve son pendant filmique dans une belle séquence de "Nixon" : venu quêter l'inspiration sur les marches du Mémorial Lincoln, le président se trouve aux prises avec un groupe de manifestants ; parmi eux, une jeune femme qui lui reproche d'avoir échoué à dompter le « système », cette « bête sauvage », entité indéfinissable émanant du politique. La distance, de plus en plus palpable, entre le président et le peuple, conditionne en partie ce besoin du cinéma à approcher de plus près la figure suprême, comme pour mieux en décrypter les pensées secrètes. Dans une certaine mesure, Oliver Stone répond aux dix-huit minutes manquantes des bandes du Bureau Ovale (que Nixon avait refusé de remettre) par son tableau de plus de trois heures, comme les deux cents minutes de "J.F.K." donnaient la réplique aux vingt-six secondes du film tourné par Zapruder le 22 novembre 1963.