Il fut un temps où l'été portait les promesses de lumière, de lenteur, de fruits sucrés et de repos. Ce temps s'éloigne. Désormais, il ne réchauffe plus les cœurs : il écrase les corps. L'été n'est plus une parenthèse, c'est une épreuve. Jour après jour, la chaleur s'impose, tenace, oppressante. Et le thermomètre, en grimpant, entraîne avec lui l'angoisse. Le mot « canicule » a cessé d'être une exception. Il s'est glissé dans notre langage courant, dans nos bulletins météo, dans nos gestes et nos fatigues. Chaque année, il revient plus tôt, plus fort, plus long. Il n'est plus un simple épisode météorologique, mais un symptôme, un révélateur, une crise qui ronge, qui use, qui expose. Car la chaleur ne frappe pas à l'aveugle. Elle cible, elle creuse l'écart. Elle pèse davantage sur les fragiles : les personnes âgées, les enfants, les malades, les précaires. Elle ne fait pas que transpirer l'inconfort … elle tue, par déshydratation, par épuisement, par solitude. Les coups de chaleur ne sont pas des figures de style, ils brûlent littéralement de l'intérieur. Et il faut le dire sans détour : cette chaleur extrême n'est pas une bizarrerie climatique. Elle est le visage révélateur et implacable de notre époque. Une époque où le dérèglement climatique n'est plus une abstraction, mais un fait quotidien qui met à nu nos vulnérabilités collectives, elle expose les failles de nos modèles urbains où nos villes, pensées pour la vitesse et la rentabilité, se transforment en pièges thermiques. Où l'urbanisme bétonne au lieu de protéger, où les quartiers populaires deviennent des fournaises, où le moindre courant d'air est un luxe. Là où la canicule ne passe pas, mais s'installe. Dans ces zones denses, minérales, sans ombre ni verdure, on ne vit plus l'été : on y survit. Les toits plats recrachent la chaleur toute la nuit, les logements surpeuplés suffoquent, l'air stagne. Et les oubliés de la chaleur, eux, restent : ouvriers de l'asphalte, aides à domicile, sans-abri, mères isolées dans des mansardes surchauffées. Ceux qui ne partent pas, parce qu'ils ne peuvent pas. Ceux qu'on croise sans vraiment les voir, parce qu'on les a trop souvent oubliés. Tous ceux qui sont abandonnés à un soleil sans filtre, qui cherchent un coin d'ombre comme d'autres cherchent un refuge. LIRE AUSSI : Mirage au Parlacen : Le coup raté qui a couronné le Maroc Pendant ce temps, les consignes sonnent parfois comme des injonctions absurdes : « Buvez régulièrement », « restez au frais ». Mais où, comment ? Quand l'eau est rare, que les fontaines sont absentes, que les murs chauffent à 40°C ? Que vaut un conseil sanitaire dans un désert urbain ? Quand chaque geste de survie devient un défi ? Ce que la canicule révèle, c'est notre inégalité fondamentale face au climat. Le droit à la fraîcheur devient un privilège. Entre ceux qui fuient vers la mer ou les montagnes, et ceux qui endurent. Entre les climatisés et les exposés. La chaleur agit comme un miroir cruel : elle rend visibles les fractures que nous refusons de voir. Ce ne sont pas les degrés qui tuent, c'est l'injustice qui les accompagne. Chaque été, le même scénario recommence. On parle « d'alerte météo », comme si la tragédie venait du ciel. Mais ce n'est pas le climat seul qui frappe, c'est notre aveuglement. Notre lenteur à agir, notre indifférence face à ceux que la chaleur épuise en silence. Car sous quarante degrés, ce ne sont pas seulement les corps qui s'effondrent, ce sont les inégalités qui transpirent. Car la canicule n'est plus une anomalie. Elle est la nouvelle normalité, le visage ordinaire d'un monde en surchauffe. Elle s'installe dans le béton des villes, dans les urgences saturées, dans les silences moites des appartements mal ventilés, dans les bidonvilles qui suintent la détresse humaine. Et à chaque épisode, elle élargit un peu plus le fossé entre les protégés et les exposés. Elle est devenue le thermomètre d'un monde inégal devant le vivant. L'été revient chaque année donc pour ces gens, avec la régularité d'une mauvaise nouvelle qu'on ne veut plus entendre. Et pourtant, nous savons. Nous savons ce qui ne fonctionne plus, nous savons que nos villes doivent changer et respirer autrement : moins de béton, plus d'arbres, moins de flux, plus de vie. Nous savons qu'il faut cibler les publics vulnérables, anticiper, adapter, reconnecter les solidarités dissoutes par l'individualisme. Nous savons que chaque geste compte : un arbre planté, une porte ouverte, une visite, un robinet qui coule. Mais ce savoir ne suffit pas, il faut la volonté. Il faut décider que la chaleur ne sera pas une fatalité de plus à inscrire dans le calendrier, ni un filtre social. Il faut refuser que chaque été trie les vivants. Il faut construire une réponse humaine, collective, politique, à la hauteur du défi climatique. L'urgence est là : nous devons repenser notre manière d'habiter ce monde. Car si l'on accepte que l'été devienne le théâtre d'un tri silencieux, alors nous perdrons bien plus que quelques degrés. Nous perdrons ce qui fonde une société : la capacité de protéger les plus vulnérables, de faire de la chaleur un enjeu partagé, et non une sentence inégalement répartie. Nous ne pourrons pas empêcher la chaleur. Mais nous pouvons cesser d'ignorer ceux qu'elle frappe. Nous devons nous y préparer : la canicule n'est plus une anomalie, c'est la nouvelle normalité. En la considérant comme telle, en adaptant nos comportements, nos politiques, nos solidarités, nous pourrons limiter ses impacts. L'enjeu n'est pas seulement de supporter l'été, mais de protéger les plus fragiles et de repenser notre rapport au vivant dans un monde qui se réchauffe. C'est évident, ce n'est plus seulement une crise écologique mais une crise sociale, frontale, inégalitaire car face à la chaleur extrême, nous ne sommes pas égaux. Elle désigne sans détour les privilèges de certains, l'exposition brutale des autres. Entre les uns qui s'éloignent vers la fraîcheur d'une résidence secondaire et les autres qui suffoquent derrière des murs qui réverbèrent la chaleur, dans des appartements surchauffés, dans des quartiers oubliés du vent, de l'arbre et de l'ombre. La canicule, loin d'être un dérèglement météorologique ponctuel, est devenue le thermomètre de notre inégalité devant le vivant. Le fossé est béant et il s'élargit. L'heure n'est plus à la prise de conscience. Elle est à l'action. Maintenant. Avant que chaque été ne devienne une ligne de fracture de plus, gravée dans les corps, dans les murs, dans nos consciences. Il est encore temps de refuser que l'été soit la saison du tri social. Il est encore temps de répondre, non pas par l'oubli, mais par la solidarité. Encore temps d'ériger, face à la montée des températures, une réponse humaine à la hauteur du défi climatique.