Il fut un temps, pas si lointain, où les esplanades de Rabat vibraient sous une même cadence et battaient comme un seul cœur. La musique ouvrait alors des portes, les corps se répondaient, l'émotion circulait sans facture. Aujourd'hui, place au leasing du frisson. On loue l'extase à la minute, on négocie l'instant à coups de devises, et la scène n'est plus qu'un convoyeur à selfies pour influenceurs essoufflés. Le plus grand festival du Royaume devient un trompe-l'œil en haute définition, creux comme un tambour sans peau. Et quand les basses s'éteignent, que reste-t-il ? Un tapis rouge, piétiné par des semelles distraites, et, en coulisse, l'ombre d'un drapeau que certains feignent de ne pas voir. Nous plions l'échine devant les caprices importés ; eux plient nos symboles dans un coin de loge. 23 juin, scène Nahda, 22 h passées : la chanteuse libanaise Nancy Ajram, œillades calibrées, troque le frisson contre l'indifférence. La présentatrice, main tendue, lui offre le drapeau marocain, ce rouge étoilé, brodé, rappelons-le, au fil de nos insurrections, mais la chanteuse reste en mode avion, comme un emoji qui ne cille pas. Deux minutes ou trois de vide sidéral … l'étoffe pèse soudain une demi-histoire, l'air se fige, l'écran géant immortalise le malaise. Silence cryogénique, humiliation plein cadre. Le drapeau regagne les coulisses, orphelin d'un seul battement de cils ; la gêne, elle, reste rivée sur les pupilles d'un public médusé. Rarement un geste muet aura sonné si fort. Mais la gifle ne vient pas d'elle seule : c'est la somme des renoncements, événement après événement et festival après festival, qui nous explose à la figure. Souvenez-vous, Déjà, lors d'une édition précédente, la même artiste avait snobé le rituel du lait et des dattes, prétextant une allergie. Allergique à quoi ? À l'hospitalité ? À la mémoire ? Quand les affronts s'empilent, la question n'est plus la politesse de l'artiste, mais la lucidité du système. Car au fond, voilà le nœud : à force de vouloir plaire, Mawazine a dilué l'essentiel. Identité, dignité, symboles, fondus dans une soupe de fluo marketing. Jadis carrefour de passions authentiques, le festival glisse vers la logistique du clinquant. On distribue le drapeau-goodie, on rajoute, cette année, par excès de générosité et de zèle, le maillot « Lions », le ballon selfie « 2030 », à la chaîne. Tout est devenu procédé, mécanique. On photographie, on archive, on oublie. On tend notre drapeau comme on tend un micro et le rouge pluricentenaire devient filtre Instagram, un gadget promotionnel et la mise en scène dévore la mémoire. On surjoue l'hospitalité mais sans la densité du sens. Pourtant, la grandeur d'un drapeau ne se mesure ni au satin, ni à la taille du hashtag, mais au poids des sacrifices et des combats qu'il porte. Douloureusement, un symbole national, sacré, chargé d'histoire et d'honneur, devient simple accessoire de scène pour artistes de passage. Entre ferveur et solde, le drapeau à l'épreuve du cachet La vérité, toutefois, est plus nuancée. Il reste, çà et là, des artistes capables de presser notre drapeau contre leur coeur, de souffler un mot ou deux en darija et de faire courir un frisson dans la foule. Maghrébins, Arabes, Européens, Latino-américains, qu'importe le passeport, pourvu que l'étoile verte scintille dans leurs yeux. Ces instants de communion existent encore fort heureusement. Néanmoins, ils sont l'exception... et l'addition. Car pour un chanteur qui embrasse l'étoffe séculaire, combien la plient comme un gadget de publicité ? Or ils débarquent bardés d'exigences et de clauses, accueillis avec tous les égards du monde comme si fouler notre scène relevait d'une faveur divine dont ils nous gratifient. Et ils repartent lestés de cachets à six zéros qui feraient pâlir les arènes d'autres capitales, laissant derrière eux un respect coincé en zone loges, égaré entre deux valises Vuitton. Nos symboles, eux, restent bloqués à la douane de l'indifférence. LIRE AUSSI : Quand aimer son pays devient un acte de courage Disons-le sans détour, nous avons désacralisé l'essentiel par zèle, insouciance, obsession du paraître. Nous avons vidé de leur sens nos symboles. Le folklore est devenu protocole ; le protocole, réflexe pavlovien. Or, dans un pays comme le Maroc, un drapeau n'est pas un bout de tissu rouge orné d'une étoile verte. Il est mémoire, combat, liberté, unité. Il se porte avec fierté ... ou pas du tout. Et pendant que certains encaissent des dizaines de millions de dirhams pour trois refrains, parfois en playback, nos poètes gnawas et nos chanteurs locaux calent complètent le décor. À la fin, l'écart se lit en décibels d'ego : notre culture en première partie, leur show en climax. Exigeons-nous qu'ils vénèrent un emblème que nous-mêmes reléguons en coulisses ? Soyons sérieux ! Les vedettes importées, chouchoutées par l'organisation, portées aux nues par les médias, ovationnées avant même d'avoir chanté une note, oublient trop souvent que le Maroc n'est pas une escale secondaire mais une terre de dignité. Soyons clairs : il n'est pas question ici de diaboliser l'invité. Il donnera, à coup sûr, une étreinte sincère si nous lui offrons un cadre sincère. Mais ce cadre, nous l'avons faussé, nous l'avons transformé en shooting-range à stories sponsorisées. On distribue l'étiquette « Made in Morocco » sans la légende qui l'enracine. On quémande des « I love Morocco » formatés, sans fournir le récit qui les rend légitimes à savoir la raison d'être de notre fierté. Ce n'est pas d'amour que nous manquons parce que le public marocain en déborde mais plutôt de narration et de récit. Alors, narrons ! Soufflons à l'oreille des artistes qui montent sur nos scènes l'étoile verte de 1915, les moussem où la musique était prière, le drapeau qui a inventé le rêve mondial sous ces mêmes couleurs en 2022. Faisons de chaque remise de drapeau une leçon pas un décor, transformons le maillot des Lions en mémoire vivante non en trompe-l'œil marketing. Ceux qui savent écouter honoreront l'emblème, les autres révèleront leur vacuité et nous pourrons régler l'ardoise en connaissance de cause. Bien entendu, le scandale n'est pas l'indifférence d'une chanteuse, mais la routine qui l'autorise. Tant que la comptabilité primera sur la communion, le drapeau restera fond d'écran. Il devient alors urgent de faire le tri. À gauche, ceux qui portent nos symboles avec cœur, qu'ils soient superstars ou voix émergentes ; à droite, les touristes du cachet, playlist en pilote automatique. Rallumer le pouls Faut-il rappeler que Mawazine n'est pas né pour solder l'identité à la caisse du buzz, mais pour répandre la culture comme on ouvre les fenêtres d'une maison pleine ? Aujourd'hui, s'il veut rester l'incontournable rendez-vous de musique qu'il clame être, qu'il range les spotlights en mode économie. Moins de pyrotechnie, plus de pédagogie ; moins d'ego importé, plus de voix locales, fières de chanter sans complexe. Parce qu'un drapeau, ce n'est ni un décor d'écran ni un effet de scène. C'est une deuxième peau, une cicatrice cousue à même l'âme, un souffle commun. Il est la chair même de notre histoire, la mémoire cousue d'un pays, la trace d'insurrections, de frontières défendues, de sacrifices assumés. S'il doit effleurer le front d'un artiste, qu'on le fasse après quelques mots chargés d'histoire ou qu'on le garde plié, digne, prêt à vibrer dans le cœur de ceux qui savent pourquoi ce rouge et cette étoile ne se prêtent ni à la négligence ni au marchandage. Notre drapeau ne se mérite pas par contrat, il se reçoit par respect. Et si l'on n'est pas prêt à défendre et à imposer ce respect sur nos propres scènes, alors il ne faut pas s'étonner que d'autres marchent dessus sans même s'en apercevoir. Le Maroc n'achète pas d'applaudissements, il les inspire. À ceux qui montent sur nos scènes de savoir où ils posent leurs pieds. Et à nous de leur rappeler que, chez nous, le drapeau ne se tend pas « pour faire joli », il se tend avec l'âme et se reçoit avec le cœur. Le Royaume vaut mieux qu'un rôle de figurant dans son propre festival. Son drapeau réclame l'épure, la solennité, la vibration vraie et sincère. Alors de grâce, qu'on arrête de troquer l'émotion contre le trending topic. Mawazine veut « rythmer le monde » ? Qu'il synchronise d'abord son battement sur celui d'un peuple qui saigne quand on bâcle ses symboles. N'oublions pas que les likes s'évaporent, les stories s'effacent mais la mémoire, elle, survit. Les symboles vivent ou meurent à la température de la passion qu'on leur voue. Et un drapeau, une fois compris, ne se négocie plus : on l'habite ou on se tait.