Lors de la table ronde consacrée à la gouvernance mondiale de l'intelligence artificielle, tenue dans le cadre des Premières Assises Nationales de l'IA à Rabat, l'ambassadeur Omar Hilale, Représentant permanent du Maroc auprès des Nations Unies, a dressé un tableau lucide de la compétition stratégique autour de l'IA. Tout en alertant sur les dérives d'une régulation fragmentée et asymétrique, il a plaidé pour une gouvernance multilatérale fondée sur l'équité, la transparence et l'inclusion, portée par le système onusien. Le diplomate a également mis en lumière l'engagement actif du Maroc pour faire entendre la voix de l'Afrique dans ce débat planétaire et promouvoir une IA éthique au service du développement durable. Excellences, Mesdames et Messieurs, chers collègues, Il me plaît de m'adresser à ces Premières Assises Nationales de l'Intelligence Artificielle, placées sous le Haut Patronage de Sa Majesté Le Roi Mohamed VI, que Dieu L'Assiste. Je souhaiterais remercier vivement Madame la Ministre Amal El Fallah Seghrouchni pour m'avoir invité à cet important événement. L'IA est une révolution technologique majeure des temps modernes. Elle offre d'énormes bénéfices et des applications multisectorielles transformatrices de notre vie au quotidien. Cependant, elle induit parallèlement des risques éthiques, sécuritaires et militaires lors de son utilisation de manière opaque. Ces enjeux multiformes sont exacerbés par l'absence d'une gouvernance internationale capable de réguler autant les applications vertueuses de l'IA que ses utilisations non respectueuses du Droit International. Cette absence d'un consensus mondial autour de l'IA a débouché sur une prolifération d'initiatives, qui souffrent par leur caractère unilatéral ou multipartite. Compromettant ainsi toute ambition de régulation multilatérale. Laquelle peine énormément à suivre l'évolution vertigineuse de cette technologie dont les performances ont atteint 67% pour la seule année 2024. Engendrant ainsi ce que d'aucuns qualifient de course à l'Intelligence Artificielle. Cette compétition s'opère à trois niveaux : 1-Un investissement financier colossal : Jamais une invention n'a drainé autant d'investissements publics et privés voire des fonds souverains. Dévoilant ainsi une géopolitique financière révélatrice des enjeux de puissance et de domination que suscite l'IA. Voyons : – En 2025, les pays développés ont annoncé près d'un trilliard de dollars, répartis entre les Etats Unis avec 500 milliards de dollars, l'Union Européenne 200 milliards, la Chine 138 milliards de dollars, et la France 109 milliards. – Le Sud Global a annoncé 286 milliards de dollars pour la même année, dont 140 milliards pour les Emirats Arabes Unis (sous une enveloppe globale de 1400milliards sur 10 ans), 80 milliards pour l'Arabie Saoudite, une annonce de 60 milliards par l'Afrique lors du sommet de Kigali en avril dernier, le Brésil 4,1 milliards, et l'Inde 2,6 milliards. 2-Une règlementation en silos : Les efforts pour parvenir à une gouvernance mondiale sont handicapés par des initiatives fragmentées, des priorités disparates et des démarches en silos, particulièrement de la part des pays développés. À ce jour, on peut énumérer pas moins de 10 initiatives, notamment : Les principes de l'OCDE de 2019 pour une IA centrée sur l'humain et digne de confiance ; les Directives du G20 de 2019 pour une IA juste et responsable ; le processus d'Hiroshima du G7 de 2023 instaurant un code de conduite pour les développeurs d'IA ; le Sommet de Bletchley à Londres de 2023 pour la sûreté de l'IA ; le Règlement communautaire de l'UE sur l'IA de 2024 pour garantir les biens et les personnes, le Plan d'action chinois de 2024 pour le renforcement des capacités en matière d'IA pour le Bien et pour Tous, le Forum Economique Mondial de Davos, la Stratégie continentale de l'UA de 2024, le Sommet pour l'Action de Paris sur l'IA de février 2025, et le sommet de Kigali de 2025...etc. L'absence de cohérence entre toutes ces initiatives nationales ou multipartites risque de scinder le monde en systèmes tantôt sélectifs tantôt lacunaires, quand ils ne sont pas discriminatoires pour les pays en développement. 3–Une mosaïque de priorités : – Les Etats-Unis sont rétifs à toute réglementation afin de préserver leur avancée technologique et de protéger le secteur privé dans ses investissements pour la création et l'innovation. Ce qui est de nature à favoriser bien évidemment les stratégies des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). La nouvelle Administration Républicaine avait révoqué en janvier 2025, le Décret exécutif du Président Biden d'Octobre 2023, lui préférant le développement de l'IA sans réglementation excessive. – L'UE a adopté un Règlement communautaire en juin 2024, qui encadre le développement et l'utilisation de l'IA, en imposant des exigences strictes aux systèmes à haut risque et en interdisant les pratiques contraires aux valeurs européennes en matière des droits humains. – La Chine a mis en place en 2023 les « Mesures intérimaires pour la gestion des services d'intelligence artificielle générative » qui favorisent une réglementation pragmatique alliant innovation et contrôle étatique, tout en encourageant son secteur privé BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Certains lui prêtent un recours assumé à la diplomatie numérique en direction des pays en développement. – La Russie surprend par son retard patent. Elle adopte une approche protectionniste avec un rôle omniprésent de l'Etat, tout en encourageant la coopération avec le secteur privé. Elle privilégie des partenariats sélectifs avec les pays du BRICS, particulièrement l'Inde et la Chine. – L'UA prône une IA transparente, respectueuse des droits de l'Homme et de la souveraineté des Etats. Elle appelle à développer des politiques et réglementations nationales alignées sur la stratégie continentale de l'IA adoptée en 2024. Cette course des géants technologiques privés, notamment américains et chinois, présente des risques potentiels de rediriger leurs priorités vers des considérations commerciales plutôt que vers le bien commun. Provoquant ainsi une asymétrie structurelle : l'innovation et la codification sont l'apanage des pays du Nord, alors que ceux du Sud Global versent largement dans la consommation. Excellences, Mesdames et Messieurs, Cette course à l'IA est en train de prendre l'allure d'une compétition stratégique entre les grandes puissances dans un contexte globalisé avec des implications géopolitiques profondes, affectant directement les rapports de force entre le Nord et le Sud. Laissant les pays en développement bien derrière, à l'exception de quelques pays tels que l'Inde ou le Brésil. Le salut contre les conséquences incontrôlables de cette course à l'intelligence artificielle réside dans sa gouvernance multilatérale, qui est devenue non seulement nécessaire mais impérative. Bien plus, elle est désormais une revendication légitime des pays en développement, qui ambitionnent de mettre en place une architecture de gouvernance inclusive de toutes les parties prenantes, rigoureuse sur le plan scientifique, respectueuse des droits humains et ancrée dans les principes de transparence, d'équité et de responsabilité. À cet effet, les Nations Unies offrent un espace de confiance, crédible, neutre et collaboratif où des convergences peuvent être construites, conformément à des principes universels. Un tel cadre onusien permettra d'appréhender l'IA de manière transversale dans tous ses domaines politique, économique, sociétal, développement durable, éthique, environnemental, y compris le droit international et les droits de l'Homme, etc etc. C'est dans cet esprit que s'inscrit l'établissement par l'Assemblée Générale d'un Panel Scientifique Indépendant de 40 membres, avec pour mandat de produire des évaluations rigoureuses et pertinentes pour les décideurs politiques, portant sur les impacts, les opportunités ainsi que les risques de l'IA. Parallèlement, un Dialogue mondial annuel, réunira dès l'année prochaine en alternance à New York et à Genève les Etats membres, les parties prenantes et les experts scientifiques pour débattre des normes de gouvernance, du renforcement des capacités, de la protection des droits humains et de la contribution de l'IA aux Objectifs de développement durable. Le Panel d'experts et le Dialogue Mondial n'entameront pas leurs travaux d'un vaccum. Bien au contraire, ils bénéficieront des étapes référentielles structurantes ayant jalonné le laborieux cheminement multilatéral pour gouverner l'IA. L'arsenal juridique des résolutions et recommandations adoptées à ce jour est susceptible de contribuer à asseoir les prémices d'un modèle multilatéral onusien, basé sur la compréhension mutuelle que les multiples avantages de l'IA constituent un bien commun et devraient naturellement bénéficier à l'ensemble de la communauté internationale. Je me limiterai à en citer les cinq principales avancées consensuelles : – Les Recommandations de l'UNESCO adoptée en 2022 sur l'éthique de l'Intelligence Artificielle, prônant les droits humains, la transparence et l'inclusion. – Les Recommandations du Panel Consultatif du Secrétaire Général sur l'IA, de septembre 2024, encouragent un modèle inclusif et fondé sur des principes humains, sûrs et équitables, et proposent un cadre institutionnel pour la centralité du rôle de l'ONU. – La résolution de l'AG présentée conjointement par les Etats Unies et le Maroc, et adoptée par consensus en mars 2024, ayant pour but de mettre en place des systèmes d'intelligence artificielle sûrs, sécurisés et dignes de confiance pour le développement durable. – La résolution de la Chine adoptée en juillet 2024, vise à consolider la coopération internationale sur le renforcement des capacités de l'intelligence artificielle. – Le Pacte numérique mondial de l'Assemblée Générale, adopté lors du Sommet de l'Avenir en septembre 2024. Il est le premier instrument inclusif et consensuel en faveur d'une approche de coopération internationale. Excellences Mes dames et Messieurs Le débat multilatéral en cours sur la gouvernance multilatérale de l'intelligence artificielle est en phase d'atteindre sa maturité, et ce malgré le télescopage des initiatives unilatérales et régionales. En effet, les efforts onusiens se trouvent à un tournant décisif, nonobstant les rivalités stratégiques entre les grandes puissances numériques et la persistance de la fracture digitale entre le Nord et le Sud. Cependant, et malgré leur complexité, ces défis représentent une opportunité pour forger un cadre de pluralisme normatif, pour autant qu'ils soient bien gérés. Conscient des enjeux de la régulation de la gouvernance mondiale de l'IA, de l'importance des applications économiques et autres de cet outil numérique pour le développement du Royaume, et guidé par la Vision Royale d'une diplomatie agissante, anticipative et proactive, le Maroc s'est positionné précocement parmi les acteurs influents de cette dynamique internationale. Lire aussi : Omar Hilale: L'engagement du Maroc contre le discours de haine est constant et irréfragable C'est la raison pour laquelle le Maroc a opté pour le partenariat avec les Etats Unis et parallèlement, l'adhésion à l'initiative Chinoise, démontrant ainsi qu'il ne veut pas être laissé pour compte dans cette révolution technologique. Bien au contraire, il aspire à être partie prenante dans tous les efforts internationaux, et avec tous les partenaires à la pointe de la technologie numérique, et ce loin de toute aliénation politique. Avec l'objectif déclaré de faciliter les convergences, encourager la coopération Sud-Sud, ancrer la gouvernance de l'IA dans les objectifs de développement durable et œuvrer à l'accès démocratique aux outils, compétences et infrastructures de l'IA. Animé ainsi par la conviction profonde que cet accès n'est pas une question d'assistance technique, mais une exigence de justice, de partage de l'innovation et de solidarité. En d'autres termes, en tant que souveraineté numérique. La démarche du Royaume s'est déclinée comme suit : Au sein de l'ONU, le Maroc a été le seul pays arabe et africain sollicité par les Etats Unis pour présenter conjointement la première résolution des Nations Unies sur l'IA. Adoptée par consensus, cette résolution met l'IA au service du développement durable. * Le Maroc a initié et copréside avec les Etats-Unis le Groupe des Amis de l'ONU sur l'Intelligence Artificielle pour le développement durable. Ce Groupe est un cadre de réfléchir out of the box, d'échange, et de coopération. Il a l'avantage d'offrir à ses membres provenant des divers groupes régionaux, l'occasion d'examiner les sujets les plus problématiques et les derniers développements de l'intelligence artificielle. * Le Maroc participe activement aux négociations en cours pour la rédaction des Termes de Référence et Modalités pour le Panel Scientifique International Indépendant sur l'IA, et ceux du Dialogue Mondial sur la Gouvernance de l'IA. * Le Maroc a récemment été sollicité par les pays d'Asie centrale pour les accompagner dans la rédaction et la négociation de leur première résolution sur le rôle de l'IA dans la création de nouvelles opportunités de développement durable dans cette région. Cette résolution, conçue par notre pays, est prévue pour adoption au début de ce mois de juillet. * En 2025, le Maroc copréside le Forum de l'ECOSOC sur la Science, la Technologie et l'Innovation qui met un accent particulier sur le rôle transformateur de l'IA dans la réalisation des objectifs de développement durable. * Le Maroc préside actuellement la Coalition sur la Science, la Technologie et l'Innovation pour le développement de l'Afrique, qui vise la promotion du développement et de l'utilisation d'une IA éthique pour accélérer le progrès vers les agendas 2030 et 2063. * Le Maroc compte présenter la première résolution reprenant les préoccupations et les attentes du continent africain de l'IA, ainsi que sa détermination à ne pas être laissé pour compte. Cette initiative vise à être le prolongement de la Déclaration de Rabat, qui a couronné le Premier Forum de Haut Niveau sur l'IA en Afrique, en juin 2024, prônant une IA souveraine, éthique et adaptée aux priorités africaines. Excellences, Mesdames et Messieurs, Cette ambition afro-internationale est un choix stratégique de notre pays dans le cadre de la coopération Sud-Sud et triangulaire, impulsée par la Vision de Sa Majesté Le Roi Mohamed VI, Que Dieu L'Assiste, qui a déclaré avec justesse que : « l'Afrique doit croire en sa capacité à prendre son destin en main ». Aujourd'hui, les présentes Assises Nationales constituent une occasion sans égal pour positionner le leadership numérique du Maroc à l'échelle continentale. Les objectifs de la Stratégie digitale « Maroc 2030 » et la mobilisation du Fonds de 11 milliards de dirhams contribuent à la concrétisation de cet objectif. Les nombreuses actions du Maroc aux Nations Unies et la stratégie nationale qui sanctionnera ces Assises Nationales plaçant le Royaume parmi les 4 pays africains à se doter d'une telle stratégie, sont autant d'atouts d'une haute importance qui vont permettre au Maroc de s'imposer en tant qu'acteur-pont et un contributeur engagé en faveur de la gouvernance mondiale de l'intelligence artificielle. A cet effet, notre pays satisfait pleinement au triptyque des fameux critères du leadership établis par Colombia University des Etats Unis. En l'occurrence : 1- Une vision, celle de Sa Majesté le Roi, que Dieu l'Assiste, pour le développement technologique du Royaume, mise en œuvre dans la stratégie Digitale 2030 et les décisions et recommandations sur l'IA qui sanctionneront les présentes Assises Nationales. 2- Les ressources humaines et financières. Pour les premières, les rapports du Mackensey de 2023 et du PNUD de 2024 créditent le Maroc de 10 à 11000 ingénieurs par ans. Soit le cinquième de l'ensemble des ingénieurs africains. Outre les milliers de cerveaux qui font les success stories des grandes boîtes technologiques mondiale les start-ups de renommée internationale. Pour les secondes, la création du Fonds de 11 Milliards de dirhams jusqu'en 2026 est un excellent départ. Il est susceptible de drainer d'autres fonds privés étrangers. 3- L'innovation et la recherche, les universités marocaines se distinguent par leurs recherches et la création de centres d'innovation dans l'IA, ainsi que leur collaboration avec les universités dans le monde, outre la diaspora académique marocaine attachée au Royaume et désireuse de contribuer à son rayonnement technologique. Fort de cette ambition, notre pays a une chance de s'imposer comme une puissance régionale africaine en matière de l'IA, et ce en tirant profit de son capital humain, ses atouts structurels en centres de données, de recherche, et d'innovation, établis par les universités marocaines, tels le AI Movement de l'UM6P ou celui prévu à Dakhla, outre le premier hub technologique régional qui sera établi en coopération avec le PNUD, au profit des pays arabes et africains. Ce rayonnement technologique national portera haut le leadership marocain au niveau du continent africain. Bien plus, il pourra conforter, voire légitimer toute ambition du Royaume pour abriter le Sommet pour l'Action sur l'IA en 2027, après la première édition tenue à Paris en février 2025, et celle prévue à New Delhi en 2026. Comme toute création du génie humain, l'IA est née d'un rêve. Alors rêvons pour le leadership du Maroc en matière de l'IA. Rêvons que le 3e Sommet pour l'Action sur l'IA se tienne au Maroc en 2027.