Le redéploiement stratégique des puissances redéfinit les alliances traditionnelles. Face à ce bouleversement, la France et le Maroc ont amorcé une refondation ambitieuse de leur partenariat. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France à Rabat, a accordé à Maroc Diplomatique un entretien exclusif depuis la chancellerie. Il y détaille avec conviction les contours de cette nouvelle ère bilatérale : position française sur le Sahara, investissements dans les provinces du Sud, diplomatie éducative et culturelle, rôle du Maroc sur la scène africaine et euro-méditerranéenne. Ce dialogue dense et sans détour éclaire les convergences profondes entre Rabat et Paris, au moment où les équilibres régionaux se recomposent. Maroc Diplomatique : Excellence, depuis plusieurs mois, on observe un regain de dynamisme dans les relations entre Paris et Rabat. Peut-on parler d'un véritable tournant stratégique ? – Christophe Lecourtier : Absolument. Il s'agit même d'une refondation en profondeur. Pendant un temps, il est vrai, la France a sans doute perdu le fil de ce qu'était devenu le Maroc : ses mutations, ses ambitions, son rythme, sa projection régionale. Nous étions restés attachés à une image historique, respectueuse certes, mais partiellement décalée. Le temps de la crise – que nul ne souhaitait – a paradoxalement permis une clarification. Une forme de mise à plat sincère qui a favorisé l'émergence d'un nouvel agenda bilatéral, plus cohérent, plus ancré dans les défis contemporains. La position de la France sur le Sahara a souvent été scrutée, comment qualifieriez-vous aujourd'hui votre engagement sur cette question majeure ? – La lettre adressée par le président de la République à Sa Majesté le Roi, le 30 juillet dernier, est sans ambiguïté : le plan d'autonomie marocain constitue, pour la France, la seule base sérieuse et crédible pour une solution politique juste et durable. Cette reconnaissance s'inscrit dans une cohérence stratégique. Elle traduit notre confiance dans la stabilité du Royaume, dans sa capacité à porter une vision régionale bénéfique, et dans l'engagement du Maroc pour la paix et la prospérité partagée. Mais au-delà des mots, il fallait passer aux actes. C'est pourquoi le ministère des Affaires étrangères a publié une nouvelle carte officielle intégrant pleinement les provinces du Sud. C'est un geste fort, inédit parmi les pays occidentaux. Nous avons souhaité ancrer cette reconnaissance dans le concret, au bénéfice des populations locales, mais aussi des opérateurs économiques, éducatifs et culturels. C'est cela, une diplomatie utile. Vous évoquez des actions concrètes. Que met aujourd'hui en œuvre la France dans les provinces du Sud ? – Nous avons souhaité que les populations de Laâyoune, Dakhla et des régions environnantes bénéficient pleinement des coopérations franco-marocaines, au même titre que les habitants de Casablanca, de Fès ou de Tanger. Cela commence par l'éducation. Jusqu'ici, les élèves souhaitant passer le baccalauréat ou le brevet français devaient se rendre à Agadir, ce qui représentait des coûts et des efforts importants pour les familles. Désormais, les examens sont organisés sur place. À partir de la rentrée 2025, l'école française basée à Laâyoune depuis plus de dix ans devrait déménager dans de nouveaux locaux, plus grands et modernes, avec une capacité de 500 à 600 élèves. C'est un changement d'échelle. De même, un centre culturel français verra le jour à l'automne. Il proposera des cours de langue pour adultes et étudiants, ainsi que des activités artistiques et intellectuelles comparables à celles menées dans nos douze autres centres du Royaume. Autre avancée majeure : l'ouverture récente d'un centre temporaire de dépôt de visas TLS à Laâyoune, permettant aux habitants de déposer localement leur demande de visa, sans devoir se rendre à Agadir ou à Casablanca, comme c'était le cas jusqu'à présent. Sur le plan économique, l'Agence Française de Développement (AFD) – premier bailleur bilatéral du Maroc – est désormais autorisée à intervenir directement dans ces provinces. Elle finance des projets de développement à fort impact, avec un mandat clair : accompagner les priorités locales, dans la transparence et la co-construction. Les établissements scolaires français au Maroc sont très sollicités. Comment l'ambassade entend-elle répondre à cette forte demande tout en renforçant l'ancrage local ? La vitalité de notre réseau scolaire au Maroc est un atout majeur de la relation bilatérale. Aujourd'hui, plus de 50 000 élèves sont scolarisés dans près de 45 établissements homologués. Mais cette offre est sous tension. Les familles marocaines manifestent une demande croissante, motivée par la qualité pédagogique, l'ouverture linguistique et la promesse d'un avenir académique structuré. Nous avons enregistré de nombreuses demandes d'homologation de la part d'écoles privées marocaines, notamment à Tanger, à Marrakech et à Casablanca. L'objectif est de labelliser davantage d'établissements, tout en garantissant le respect de la charte de l'enseignement français à l'étranger. L'Agence pour l'Enseignement Français à l'Etranger (AEFE) est mobilisée à cet effet, avec un appui renforcé de l'ambassade. Nous veillons aussi à ce que cet enseignement évolue. Davantage de langues étrangères sont introduites, l'anglais occupe une place croissante, et nous travaillons à renforcer l'enseignement de la langue arabe. Le baccalauréat français international (BFI) en arabe est en cours de déploiement. Il s'agit d'un modèle éducatif enraciné, plurilingue, tourné vers le monde, mais respectueux de la culture du pays hôte. On parle peu de la coopération universitaire, pourtant structurante. Quelles sont vos priorités dans ce domaine ? – Elles sont immenses. L'un des moments forts de la visite d'Etat a été la signature de partenariats universitaires et scientifiques majeurs. Le programme « Mille Doctorants » incarne cette volonté. Il permettra à 1 000 doctorants marocains de réaliser une partie de leur thèse dans une université française, avec des bourses dédiées. C'est une manière de stimuler les échanges scientifiques, de former des cadres de haut niveau et de bâtir une recherche commune. Par ailleurs, nous développons l'accès des doctorants marocains au programme CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche), qui permet de faire une thèse en entreprise. Cela crée un pont entre l'université et le monde professionnel, dans des disciplines clés : intelligence artificielle, énergie, agroalimentaire, médecine, ingénierie… Autre levier : la formation en alternance. Nous lançons à Tanger, avec le ministère de l'Enseignement supérieur, la semaine prochaine un partenariat entre universités marocaines, entreprises françaises et pouvoirs publics, pour proposer des cursus conjuguant cours théoriques et immersion en entreprise. C'est une formule qui a largement fait ses preuves en France et qui répond aux besoins des jeunes, des employeurs et de la compétitivité nationale. Sur la question des visas, peut-on considérer que la crise est désormais dépassée ? – Elle l'est largement, même si certains effets d'image persistent. En 2024, près de 300 000 visas ont été délivrés à des ressortissants marocains, contre 120 000 en 2022. Le Maroc est aujourd'hui la deuxième nationalité mondiale bénéficiaire de visas français, derrière la Chine. Nos capacités restent contraintes, notamment en ressources humaines. Nous délivrons environ 1 100 visas par jour. Mais nous avons établi une doctrine claire : priorité aux étudiants, chercheurs, entrepreneurs, artistes, personnes ayant des projets structurés dans la relation bilatérale. Nous favorisons également les visas de circulation et les demandes motivées par des liens familiaux forts. Ce que nous combattons, ce sont les détournements, les usages abusifs, les demandes sans fondement réel. Nous avons la pleine coopération des autorités marocaines sur le traitement des cas d'immigration illégale. Notre ligne est simple : encourager la mobilité légale, utile, mutuellement bénéfique. La jeunesse marocaine formée en France – les alumni – constitue un lien humain exceptionnel. Il faut le renforcer, pas l'entraver. La France accompagne-t-elle le Maroc dans sa préparation de la Coupe du Monde 2030 ? – Tout à fait. Le Maroc, qui coorganisera le Mondial 2030 avec l'Espagne et le Portugal, porte un projet ambitieux qui dépasse le cadre sportif. C'est un événement géopolitique, économique, logistique, technologique et culturel. La France, forte de son expérience dans l'organisation des Jeux Olympiques, de la Coupe du Monde de rugby, de l'Euro 2016, a beaucoup à offrir en matière de retour d'expérience. Nous avons constitué une task force rassemblant les ministères concernés, Business France, Bpifrance, ainsi qu'un noyau d'entreprises spécialisées dans les infrastructures, la cybersécurité ainsi que la logistique des grands événements. Une délégation a été reçue par la Fédération Royale Marocaine de Football, par les autorités locales à Casablanca, et reviendra pour renforcer les synergies. Nous ne venons pas pour vendre, mais pour coopérer. La coopération peut aller de l'ingénierie des transports (notamment dans la perspective du TGV vers Marrakech), à la multimodalité, à la gestion de flux, jusqu'au savoir-faire dans la sécurité, les équipements connectés ou encore la médiatisation globale de l'événement. Il ne s'agit pas simplement de business. Ce que le Maroc prépare est une vitrine planétaire. C'est aussi notre intérêt qu'elle réussisse pleinement. Le Maroc se positionne comme un acteur clé de l'Atlantique africain. Quelle est la position de la France à cet égard ? – Les initiatives portées par Sa Majesté le Roi Mohammed VI sont visionnaires. Elles proposent aux pays du Sahel enclavés un accès stratégique à l'océan via le Maroc, en misant sur la logistique, la connectivité, l'énergie, les services portuaires. Elles visent également à renforcer la coopération entre les pays africains de la côte Atlantique dans une logique sud-sud et gagnante-gagnante. Cette dynamique pourrait transformer durablement le commerce régional et ouvrir des perspectives nouvelles de développement partagé. La France soutient pleinement ces initiatives. Elle l'a réaffirmé lors du Sommet de l'Océan à Nice, coorganisé avec le Maroc. Nous sommes convaincus que le Maroc joue ici un rôle stabilisateur et structurant dans une région malheureusement fragilisée par l'insécurité, les réseaux illicites et l'instabilité politique. Nos entreprises, notamment dans les domaines de l'ingénierie maritime, des télécoms, de l'énergie et de la logistique portuaire, manifestent un intérêt concret. Il s'agit pour nous d'accompagner une vision marocaine, de la valoriser, non de la récupérer. L'Union européenne semble concentrée à l'Est. Quelle place le Maroc doit-il occuper dans la politique européenne ? – Nous plaidons fortement pour un recentrage stratégique. L'avenir de l'Europe se joue aussi au Sud. Le Maroc, par sa stabilité, sa vision, sa capacité à nouer des ponts entre Afrique et Europe, est un acteur irremplaçable. Ce n'est pas un simple voisin, c'est un partenaire global. Nous devons nouer avec lui un partenariat structuré, ambitieux, digne des défis communs que nous affrontons. C'est pourquoi la France, avec l'Espagne et le Portugal notamment, pousse à l'élaboration d'un partenariat euro-marocain renouvelé, que certains qualifient de "statut avancé 2.0". Il ne s'agit pas seulement de commerce ou d'aide. Il s'agit d'une convergence stratégique : sur les énergies, sur la mobilité, sur les normes industrielles, sur la culture et sur la jeunesse. Dans un monde polarisé, cette relation est précieuse. Il faut lui donner les moyens d'éclore.