La Ville de Salé accueille, en cette fin d'année, le Musée Belghazi des instruments de musique, une initiative fruit du partenariat entre l'Association Belghazi, les autorités locales, la municipalité et le ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, avec le soutien de la société civile. Cette démarche, émanant d'un collectionneur privé appuyé par l'Etat, vient combler le vide criant en matière de culture et de transmission de la mémoire dans une cité datant du 11e siècle, au centre du rayonnement urbain du Maroc et de ses échanges avec le monde. Un nécessaire rattrapage pour une ville synonyme de savoir et de traditions, alors que le Royaume du Maroc place la culture au nombre de ses défis et des axes de son soft power. Un musée entre patrimoine matériel et immatériel Le projet d'un musée des instruments de musique revient à Mohammed Abdelilah Belrhazi, maître-artisan ébéniste et fin collectionneur d'objets d'art, qui choisit de faire don à l'Etat – dans une structure dédiée – de sa collection d'instruments de musique, la plus riche au Maroc. Une collection qui figure au titre de nombreuses autres représentant un fonds personnel de 8.000 pièces et objets exposés au musée Belghazi (1996), premier musée privé en Afrique. A la suite de son brusque décès en 2021, le flambeau est repris par son fils Adib, la trentaine dynamique, diplômé en marketing muséal de l'Université de Shanghai et engagé dans la préservation et la valorisation des collections familiales, dans un cadre mutualisé public-privé. L'espace d'accueil de ce projet muséographique est Dar el Qadi (tribunal traditionnel) au cœur de la médina, dans l'historique Kissariya et la rue Harrarine, ancienne rue des soyeux. Bien Habous (inaliénable), l'édifice est repris par la municipalité qui entreprend la restauration à partir de 2007, dans la perspective de la création d'un musée. Edifice emblématique de l'histoire de Salé, Dar el Qadi aura connu plusieurs vies. Il est l'œuvre du sultan mérinide Abou Inan Faris (1348-1358) qui lui attribue la fonction d'école de médecine et d'hospice. L'école, qui rayonne de l'Andalousie à l'Orient, est connue sous le nom de Madrasa Bou Inaniya – du nom du souverain – mais aussi Madrasa al Ajiba – « la merveilleuse » –, sa fonction étant élargie aux soins vétérinaires. Elle porte également le nom de Maristane pour les soins hospitaliers. Le déclin mérinide voit sa transformation en caravansérail – Fondouk Askour pour une longue période, avant son affectation récente en tribunal (1940). Le monument est caractéristique de l'élan de bâtisseurs dont furent porteurs les Mérinides au cours des 14e et 15e siècles. La porte d'entrée, monumentale et classée au Patrimoine national (1924), intègre le corpus ornemental mérinide comprenant les zelliges (mosaïques polychromes), les bois de cèdre sculptés et les stalactites en pierre, que surmonte un auvent de tuiles vernissées. L'édifice est composé de quatre galeries en arcades sur deux niveaux, qui donnent accès à de nombreuses salles ; l'ensemble étant agencé autour d'un vaste patio trapézoïdal et d'une vasque centrale. Lire aussi : « Rabat Patrimoine » : La nouvelle application qui réinvente la découverte du patrimoine de la capitale Un large éventail du patrimoine musical marocain Le fonds du musée représente un volume de 700 pièces, toutes acquises par la famille Belrhazi à travers quatre générations. Un minutieux travail de recherche, de collecte, de classement et d'inventaire réalisé par un passionné de patrimoine, qui revient aujourd'hui à la ville de Salé, pour sa préservation et sa pérennité. Une démarche qui donne tout son sens à la documentation du patrimoine et à sa valorisation, qu'il faut voir comme une incitation à la donation et à la transmission. Le musée est décliné en neuf salles et deux galeries, chacune des salles étant enrichie d'un fond musical renvoyant aux sources instrumentales : * la musique arabo-andalouse – Al Âla – avec ses rebab, précurseurs du rebec médiéval, de la viole et du violon modernes – Violons – oud (luth), précurseur de la guitare – kanun, cithare à cordes pincées – Percussions : darbouka, tar (tambourin à cymbalettes) et def (tambourin carré) ; * la musique des Aïsaouas, qui tire son origine de la confrérie de Meknès (15e siècle), reconnaissable à la tenue de laine colorée, handira et aux instruments à percussions et à vent – ghaïta, précurseur de la bombarde et neffar (14e siècle), instrument à vent à longue trompe conique ; * le Malhoun originaire du Tafilalet (13e siècle), répandu dans les villes impériales (Meknès) – Art poético-musical populaire inscrit sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l'Unesco (2023) ; * la Taktouka Jabliya du pays Jbala (Nord du Maroc) basée sur les chants, percussions et ghaïta; * la musique Gnaoua originaire d'Afrique de l'Ouest (16e siècle) recourant au guembri ou hajhouj, luth-tambour à trois cordes pincées, et les krakeb – crotales métalliques. Inscrite sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l'Unesco (2019), la musique Gnaoua est l'objet du Festival Gnaoua et Musiques du Monde (Essaouira, 1998) ; * la musique Hassaniya, genre poético-musical déclamé qui couvre l'espace saharien marocain. Reconnaissable à la guedra, large instrument de percussion qui accompagne la danse du même nom ; * Garde Sultanienne en tenue d'apparat – Vents et percussions ; * Spahis Marocains en tenue d'apparat – Corps militaire de cavalerie des guerres 1914-1918 et 1939-1945 – Vents et percussions ; * outils de facture d'instruments de musique, essentiellement la lutherie. Les outils sont regroupés par maître-artisan – Fès, Marrakech, Meknès, Salé. Parmi les pièces originales, une collection d'instruments gnaoua miniature pour l'initiation des enfants, des koras malienne et sénégalaise, un balafon (xylophone), un oud à la caisse de résonance entièrement façonnée à la nacre (Salé), nombreux rebab de musique arabo-andalouse, héritage d'une tradition urbaine séculaire. Un nouvel espace culturel dans la ville Ce nouvel espace, à vocation patrimoniale, conjugue deux dimensions : matérielle, par le classement, la préservation et la valorisation du site, héritage d'un patrimoine architectural urbain ; immatérielle, par la représentation des traditions musicales et pratiques sociales portées par les instruments, qui en constituent la dimension tangible à travers les objets, partitions et enregistrements. De cette articulation résulte une complémentarité des fonctions, qui valorise les lieux et renforce leur charge symbolique et culturelle. Considérée comme le quatrième pilier du développement durable – avec l'échelle économique, sociale et environnementale -, la culture est censée jouer un rôle de premier plan dans les politiques publiques. Vecteur d'éducation, d'accompagnement de la jeunesse et de développement des jeunes talents, elle est aussi créatrice d'emplois, comme le traduit l'émergence des industries culturelles et créatives. Dans ce nouvel environnement, la place des musées s'avère prépondérante, comme espace de sensibilisation et de formation à l'esthétique et ses canons, à la connaissance du patrimoine – matériel et immatériel – et, partant, comme élément de cohésion sociale, de construction de la mémoire collective et de transmission historique. Autant de facteurs qui rendent la présente initiative des plus louables, et devrait servir d'exemple à l'adresse des bonnes volontés, privées mais avant tout publiques, pour donner à la culture et au patrimoine le sens et la portée qu'ambitionne de leur accorder le Maroc. (*)Expert international en planification urbaine et développement territorial Ancien Conseiller UN-Habitat