La sous-directrice régionale de la Douane à Casablanca est au centre d'une grosse polémique. Accusée d'avoir sous-évalué des taxes d'importation pour une marchandise appartenant à une société de la place, Zahra Ihannach clame sa bonne foi. Depuis quelques semaines, un véritable malaise règne au sein de la direction régionale de l'Administration des douanes et impôts indirects à Casablanca. L'affaire Raja Silk, du nom d'une entreprise importatrice de tissus textiles et d'articles divers, crée un véritable malaise dans cette institution réputée calme et sans histoires. Au centre du problème, une femme. 24 ans de métier, sous-directrice régionale chargée de la valeur, Zahra Ihannach peut être le portrait-robot de la «bosseuse honnête». Qualificatif qui fait bouillonner ses détracteurs, lesquels parlent plutôt de «signes ostentatoires de richesses» et d'enrichissements illicites, etc. Des allégations difficiles à vérifier, en regardant la vieille KIA qu'exhibe Mme Ihannach. Nommée en septembre 2003, cette femme a pris des mesures pour le moins impopulaires. D'abord en réduisant le rôle des cinq arrondissements au port de Casablanca. Auparavant, ces structures avaient toute latitude pour évaluer et dédouaner les conteneurs sous la supervision d'un ordonnateur. La valeur était déclarée à l'arrondissement sur la base d'une liste de produits. Aujourd'hui, tout est centralisé. D'où peut-être certains mécontentements. La tâche est énorme pour Mme Ihannach, puisque 80% des importations marocaines transitent par Casablanca. Cette forte implication de Mme Ihannach, qui a œil sur tout, a-t-elle affaibli la mission de la Cellule des valeurs créée en décembre 2004 avec une dizaine d'inspecteurs et des agents? Depuis que celle-ci est instituée, il y a sept mois, Mme Ihannach a traité 13 dossiers, pour la plupart du tissu, du fil et du bois. Le dernier, le chiffre 13, du nom de Raja Silk, illustre les dysfonctionnements entre la structure de la valeur et la chefferie de la circonscription. Des tissus destinés à la fabrication des collants, pantalons de femme ou chemises sont taxés à 24 dirhams le kilogramme par la structure chargée de la valeur. La sous-directrice prend le dossier en main et ramène la taxe à 15 dirhams le kilo, en considérant qu'il s'agit de doublures pour «fonds de pantalons ». Voilà toute l'histoire. Une affaire de gros sous, puisque l'entreprise importatrice y a économisé énormément, sachant que la marchandise en question, d'origine chinoise, portait sur deux lots de 21 800 kilogrammes . Les prix déclarés entre 5 et 6 dirhams étaient trop bas selon les agents chargés de la valeur. Dans le rapport du contrôle a posteriori dont ALM a une copie, il est question de «vérification de la véracité des prix déclarés au kilogramme ». C'est au terme d'une étude comparative détaillée que la Commission de la valeur fixe cette dernière à 24dh/le kilo en disant se référer à «des opérations d'importation identiques ou similaires réalisées au niveau de ce bureau. Cette base a été contestée par l'importateur qui réclame l'arbitrage au niveau de la sous-direction régionale chargée des importations. Sollicitée, celle-ci revoit la base retenue par la Cellule et fixe la taxe à 15 dirhams le kilo et, dans la foulée, donne des instructions pour étendre l'application de ce tarif à toutes les importations couvrant les mêmes tissus de l'espèce. Les conclusions de ce rapport technique dont nous avons copie sont explicites : le tarif de 15 dirhams correspond au tissu dit «Prada» (contexture légère), alors que le tissu objet de l'arbitrage se rapporte à un tissu facturé comme doublure, estimé à 20 dirhams. D'autre part, le tableau dressé par la structure chargée de la valeur fait ressortir que la tendance des bases retenues pour les tissus similaires d'origine chinoise se situe dans une fourchette de 20 à 26 dirhams le kilo. Pourquoi alors Mme Ihannach a accordé le tarif de 15 dirhams, jugé trop bas ? Partisans et adversaires s'affrontent sur la question. Une pétition spontanée des inspecteurs qui soutiennent Mme Ihannach a été lancée. Pendant ce temps, Une lettre a été adressée au directeur général de la Douane en date du 13 mai 2005, signée par un groupe d'agents exerçant à Casa Port. La missive parle de «mauvais traitements» et des «pressions » infligées par la sous-directrice à des agents relevant de la structure de la valeur. La lettre s'en prend aussi au directeur régional. Le cas de RajaSilk tient une bonne place à côté des déclarations d'un autre transitaire. Réagissant promptement à ce courrier, le directeur général diligente une commission d'enquête. Le rapport aurait établi «des dysfonctionnements et des lacunes dans les rapports entre la sous-directrice régionale et la structure de la valeur». Contactée par nos soins, Mme Ihannach déclare le contraire. Le rapport aurait été conclu, selon elle, sur une bonne note. Mécontents de la conclusion de l'enquête, les détracteurs de Mme Ihannach ont écrit de nouveau au directeur général de la Douane. Difficile de percer le fin mot de l'histoire. D'autant que les deux inspecteurs de la division Audit et Inspection, qui ont mené l'enquête, se sont murés depuis dans un silence qui les honore d'ailleurs, puisque comme l'a bien déclaré un responsable de l'institution, «un tel rapport doit rester secret». Mais que s'est-il passé exactement? Pourquoi Mme Ihannach a ramené le tarif appliqué à Raja Silk de 24 à 15 dirhams ? Voilà l'explication de cette femme convaincue de sa bonne foi : «Le jour même où la marchandise de Raja Silk est arrivée, la Cellule a appliqué à d'autres articles similaires, c'est-à-dire à des «doublures pour fond de poche» la taxe de 15 dirhams. J'ai jugé anormal d'appliquer pour le même article 24 dirhams. D'ailleurs, nous avons appliqué une taxe de 19 dirhams à un produit d'origine espagnole mais de qualité supérieure à celle de Raja Silk. Les 15 dirhams sont appliqués à tous les tissus de l'espèce». Dans le fond, ce problème illustre toutes les difficultés des agents et des inspecteurs pour déterminer la valeur d'une marchandise. En l'absence d'analyse, de telles différences d'évaluation entre la Cellule et la sous-direction régionale sont courantes. L'évaluation se fait suivant des éléments d'appréciation (pourcentage du coton dans le tissu, polyester). Ne disposant pas de laboratoires scientifiques, les inspecteurs n'hésitent pas à faire une évaluation au toucher, à l'œil nu. En tout cas, malgré son expertise, la Douane est aujourd'hui en butte avec la valeur. Depuis 1998, suite à la signature des accords de l'OMC et l'introduction de la notion de «valeur transactionnelle», les procédures ont changé. S'il arrive à la Cellule des valeurs d'établir une lettre de rejet à l'importateur, en jugeant par exemple une facture anormalement basse, inférieure aux coûts du facteur, elle doit être en mesure de le justifier. Souvent, la Cellule s'attaque aux minorations de valeur, avec une vigilance accrue pour certaines origines de marchandises. L'Asie du Sud-Est, la Turquie notamment. Chargée de la «prévention du Contentieux», Mme Khadija Chami ne nie pas les difficultés qu'il y a pour la détermination de la valeur. «C'est le casse-tête de toutes les Douanes du monde depuis l'entrée en vigueur de l'OMC», déclare-t-elle. Pourtant tout un arsenal a été déployé pour maîtriser la problématique : ciblage des produits sensibles, mise en place d'indicateurs d'appréciation de la valeur, informations actualisées sur les secteurs, compulsion des données du commerce extérieur et surtout les coûts de la matière première. En tout, l'ADII se base aujourd'hui sur 158 indicateurs, lesquels sont transmis à la Cellule des valeurs qui a pour tâche de mettre en application les dossiers et de passer au peigne fin tous les cas litigieux. Seulement il y a un problème, comme le soulève un cadre de la maison. En rendant toute décision de la Cellule des valeurs tributaire de l'acceptation ou du rejet de la sous-directrice régionale, on réduit la portée de cet organe technique. Les trois cellules instituées jusque-là au Maroc, un à Casa-port, Grand Casablanca et Tanger rejettent la valeur sur la base d'indications techniques. L'opérateur est convoqué par la suite. Si l'arrangement n'est pas trouvé au niveau de la Cellule, c'est l'arbitrage qui doit être fait au niveau du chef de la circonscription, en l'occurrence Mme Ihannach, pour Casablanca. Puis, passé ce stade, l'Administration régionale prend le dossier en main. Cas important à signaler. Le directeur régional actuel à Casablanca, sur le départ dit-on, a mis un point d'honneur à ne pas toucher à l'arbitrage. Trop suspect? Cela bien qu'il reçoive régulièrement le détail des opérations. Malgré le manque d'équipement des Cellules chargées de la valeur et une coordination qui reste à prouver, la Douane dit avoir enregistré des progrès sur le dossier de la valeur. Tout est mis en place pour lutter contre la fraude. Avant l'année 1998, le contrôle physique sur les produits étaient systématiques. La mise en place d'un système sélectif, basé sur le risque, suivie de la sélectivité automatique avec scoring constituent autant d'acquis. «Le contrôle est systématique quand la marchandise dépasse le seuil des 40% de risques ». Ce qui fait que seuls 10% des articles sont physiquement déclarés. Un point important pour la fluidité. Comme l'a rappelé Mme Chami, le contrôle documentaire est toujours réalisé à 100%. «C'est l'examen des documents des marchandises qui permet de dégager les failles », note-t-elle. Toutes les déclarations faites aujourd'hui sont cotées. Le système aléatoire fait qu'aucun inspecteur ne peut s'auto-désigner pour examiner un lot de marchandises. Des contrôles différés peuvent être faits, jusqu'à huit jours après l'opération. Les marchandises de Raja Silk ont-elle passé à travers tous ces filtres? En tout cas, la sous-directrice régionale, convaincue de sa mission, se défend de tout favoritisme et de tout lien de quelconque nature que ce soit avec la société Raja Silk. Malgré le soutien important des inspecteurs et de quelques agents, Mme Ihannach est en butte à une opposition grandissante. «Je dirais c'est parce qu'elle est une femme et qu'il y a certains milieux conservateurs qui ont été dérangés par la nomination d'une femme à la sous-direction régionale de la Douane, laquelle était jusqu'en septembre 2003, une citadelle réservée aux hommes », avance un haut cadre qui requiert l'anonymat. Ce qui est sûr, c'est que les doublures de Raja Silk gardent encore tout leur mystère.