Depuis son accession à la primature en 2021, Aziz Akhannouch s'était présenté comme l'architecte d'un renouveau économique et social. Or, l'épisode de Dakhla semble en sonner le démenti définitif. Derrière la rhétorique du progrès, des mécanismes d'accaparement des ressources semblent se structurer, portant en germe une verticalisation du pouvoir contraire à l'esprit de pluralisme qui fonde toute démocratie vivante. L'épisode survenu à Dakhla, lors d'un rassemblement du Rassemblement national des indépendants (RNI, au pouvoir), ne relève ni de l'anecdote ni du dérapage isolé. Il constitue, au contraire, une manifestation éloquente d'un mode de gestion où les frontières entre pouvoir public et structure partisane tendent à se dissoudre au profit d'un entre-soi politique. Ce qui a été exprimé dans cette ville reculée, mais hautement symbolique, sonne comme une déclaration de méthode : celle d'un pouvoir qui ne dissimule plus sa volonté d'arrimer les leviers de l'Etat aux impératifs de sa propre perpétuation. L'aveu de Zakia Driouch, secrétaire d'Etat en charge du secteur stratégique de la pêche maritime, selon lequel un député appartenant à sa formation, Mbarek Hmia – également membre du bureau de la Chambre des représentants – a bénéficié d'un soutien public d'un montant de 11 millions de dirhams pour un projet privé d'aquaculture, ne saurait être réduit à une simple information sectorielle. Il s'agit, plus profondément, d'une cristallisation du déséquilibre croissant entre intérêt général et favoritisme politique. Une parole qui dévoile une architecture de pouvoir Mme Driouch ne s'exprimait pas ici comme haute fonctionnaire garante de l'équité des politiques publiques. Elle parlait en militante d'un ordre partisan où l'invocation du développement n'est plus qu'un habillage discursif destiné à légitimer la concentration des ressources autour d'un cercle restreint d'alliés. Ce phénomène, qui pourrait être qualifié de politisation organique des instruments publics, consiste à détourner les projets de leur vocation collective pour les aligner sur des intérêts partisans. Les fonds étatiques, qu'ils proviennent du budget national ou de bailleurs multilatéraux tels que la BIRD, l'UE ou la BID, se trouvent ainsi enrôlés dans une dynamique d'agencement politique, où les subventions ne répondent plus à des critères de pertinence socio-économique, mais à des logiques d'allégeance. Le chef du gouvernement dans un silence lourd de sens La présence, ce jour-là, du chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, et son absence de réaction, ont encore accentué le malaise. Un tel mutisme, dans un contexte aussi explicite, ne peut être interprété que comme un acquiescement. Il confère à ce mode de gouvernance une légitimité implicite, consacrant une culture politique où le silence vaut adoubement et où l'argent public devient un outil de fidélisation clientéliste. Ce comportement, bien loin des attentes d'impartialité et de justice, contribue à une perception délétère : celle d'un gouvernement dont la neutralité est compromise et dont les actes s'alignent sur les stratégies de domination d'un parti désireux de pérenniser sa présence au sommet de l'appareil d'Etat. Une démocratie locale mise en péril Dans les régions à fort déficit d'infrastructures et à tissu socio-économique fragile, comme Dakhla-Oued Eddahab, ces pratiques prennent une dimension plus grave encore. Là où l'on attend une politique de réparation territoriale, on assiste à un agencement d'intérêts politiques. Les instruments censés pallier les inégalités servent à étendre des réseaux, non à réduire les écarts. Face à cet abus des mécanismes publics, le citoyen – entrepreneur local, jeune diplômé ou porteur de projet – ne peut que constater son éviction silencieuse. L'Etat, tel qu'il se présente à lui, ne représente plus un garant de la régulation équitable, mais l'émanation d'un club fermé où prévaut l'affiliation. Une bascule de la faveur vers le privilège Ce que donne à voir cet événement n'est pas tant une pratique de clientélisme, déjà bien ancrée dans les systèmes politiques post-coloniaux, qu'un nouveau stade de domination : une forme de marchandisation institutionnelle du bien public, où l'appareil administratif se trouve annexé à la logique de conquête et de verrouillage partisan. Le projet politique du RNI, qui s'était initialement présenté comme porteur d'un renouveau social, se retrouve ainsi vidé de sa substance. Les grandes promesses d'égalité des chances, de promotion de l'initiative privée ou de réhabilitation du mérite ne résistent pas à l'épreuve des faits. À mesure que les annonces cèdent la place aux faveurs, le discours social n'apparaît plus que comme un artifice sémantique. Une défiance civique en gestation Le danger est d'autant plus profond qu'il touche aux ressorts mêmes de la participation citoyenne. Là où l'on attendait une revitalisation de la relation entre l'Etat et la société, l'on assiste à une dissolution du lien politique. Si la croyance en l'équité des mécanismes publics disparaît, c'est la promesse démocratique elle-même qui vacille. L'indifférence affichée face aux dérives, le refus de toute autocritique, et la confusion volontaire entre mission étatique et agenda partisan, nourrissent une désaffection qui ne manquera pas de produire ses effets : abstention, retrait, voire rejet de l'ensemble du champ institutionnel. Le prix du silence et de la résignation Ce qui s'est exprimé à Dakhla, ce n'est pas seulement une anomalie de fonctionnement ; c'est la révélation d'un projet structuré où le contrôle des ressources devient un instrument de reproduction politique. Ce n'est pas une glissade involontaire, mais une trajectoire assumée. La véritable interrogation, dès lors, n'est pas de savoir si des dérèglements existent – ils sont patents –, mais de déterminer si le RNI les érigera en système jusqu'au bout, faisant fi de l'intérêt national.