Dans la nouvelle géopolitique maghrébine, la Russie semble réviser ses équilibres. Longtemps «proche» de l'Algérie, elle donne aujourd'hui des signes clairs de réorientation. Non pas par rupture spectaculaire, mais par une série d'ajustements mesurés : une diplomatie plus pragmatique et une distance croissante vis-à-vis des postures idéologiques obsolètes. À la lumière des récents propos du ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov, le déplacement du centre de gravité est manifeste. Le «clash» calculé avec Alger Le 13 octobre 2025, M. Lavrov recevait à Moscou un groupe de journalistes arabes, dont une journaliste algérienne. Celle-ci, visiblement mandatée pour poser une question dans une perspective hostile au Maroc, fut sèchement recadrée. Le ministre russe, habituellement mesuré, lui lança une réponse d'une sévérité inhabituelle : il dénonça une question «soigneusement écrite», remit en cause les accusations contre l'Africa Corps (ex-Wagner) et évoqua les divisions «héritées du passé colonial» sur les frontières africaines, citant explicitement l'Algérie. Pour qui connaît les codes russes, l'épisode est d'une signification limpide. M. Lavrov, diplomate chevronné, ne parle pas au hasard. Ses mots sont choisis, son ton calculé. Ce jour-là, il ne recadrait pas une journaliste : il s'adressait aux dirigeants algériens, leur signifiant que Moscou ne tolérera ni provocations, ni ingérence verbale, ni posture moralisatrice. En évoquant les frontières coloniales, sujet ultrasensible à Alger, il a touché au cœur du récit national algérien, acte rarissime dans la rhétorique diplomatique russe. C'est, au fond, un avertissement poli mais ferme : la Russie ne se laissera pas entraîner dans les querelles d'Alger avec ses voisins, et elle n'hésitera pas à hausser le ton. Trois jours plus tard, le 16 octobre, M. Lavrov recevait à Moscou le ministre des affaires étrangères du Maroc pour un entretien suivi d'une conférence de presse remarquablement cordiale, où perçait une certaine complicité. M. Lavrov salua «le partenariat traditionnellement amical et de confiance» entre les deux pays, évoqua des échanges économiques prometteurs et, surtout, une convergence sur l'interprétation des principes du droit international : ceux-ci, pour M. Lavrov, «ne doivent pas être interprétés de manière sélective, ni comme un plat choisi au menu, mais plutôt mis en œuvre et respectés dans leur intégralité et leur interaction». Cette déclaration faisait écho à celle du ministre marocain affirmant que «les principes du droit international doivent guider la recherche de solutions, et non être utilisés pour en bloquer la mise en œuvre». Cette phrase résume tout : Moscou non seulement ne cautionne pas les manœuvres algériennes et ne s'oppose plus à la démarche marocaine, mais reconnaît la légitimité de la position marocaine qui place l'autonomie au centre du compromis. Glissement sémantique La comparaison entre les propos de M. Lavrov en 2021 et ceux de 2025 éclaire la trajectoire diplomatique de la Russie. En 2021, le chef de la diplomatie russe défendait encore une lecture classique du dossier saharien : celle du référendum d'autodétermination comme «unique» aboutissement du processus onusien. Le jugement sur la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental était sévère : «Cela n'aide pas la cause, cela sape les principes universels du processus de paix au Sahara occidental, selon lesquels le statut définitif de ce territoire peut être défini uniquement par référendum». Quatre ans plus tard, le discours est tout autre. Les Etats-Unis ne sont plus vilipendés, M. Lavrov relève seulement qu'ils «sont allés dans une autre direction et, dès le premier mandat de l'administration du président Donald Trump, ont reconnu le Sahara occidental comme partie du Maroc». Le mot «référendum» a disparu, remplacé par l'idée d'«autonomie» réhabilitée comme une des formes d'autodétermination. Ce simple glissement lexical marque un tournant doctrinal. La Russie ne défend plus une procédure, mais un résultat : un compromis politique acceptable par tous, conforme à «l'équilibre honnête des intérêts». Et pour être parfaitement clair, le ministre russe a ajouté : «Si une nouvelle résolution est élaborée qui fonde le règlement sur d'autres principes, nous serons prêts à discuter de telles initiatives». Ce changement relève à l'évidence d'une adaptation stratégique. En 2021, M. Lavrov invoquait la légalité internationale et s'en tenait aux textes, rejetant toute initiative unilatérale. En 2025, il évoque une «solution qui conviendrait à toutes les parties». Autrement dit, Moscou ne raisonne plus en termes de légitimité abstraite, mais d'équilibre concret. Ce passage du légalisme prudent au réalisme assumé traduit l'évolution de la diplomatie russe depuis la guerre en Ukraine : dans un monde où les rapports de force priment sur les conventions, la Russie se veut arbitre d'équilibres plutôt que gardienne de principes. Désamour russo-algérien Cette évolution diplomatique s'inscrit dans un climat de refroidissement perceptible entre Moscou et Alger. D'abord, la candidature algérienne aux BRICS, que la Russie n'a pas pu/voulu appuyer en 2023, a constitué la première fissure. Le Brésil et l'Inde, soucieux de préserver la crédibilité du groupe, ont considéré que l'adhésion d'un régime fragile et peu solvable risquait d'en altérer la cohérence. Ce refus a profondément irrité Alger, qui y a vu un camouflet, d'autant plus que M. Lavrov a précisé que «le poids, l'autorité et la position du pays candidat sur la scène internationale ont été pris en compte en premier». Comble de l'humiliation, les BRICS ont invité des pays qui, pour les médias algériens, passent pour des quantités négligeables : Arabie saoudite, Argentine, Egypte, Emirats, Ethiopie, Iran. Depuis, la défiance s'est installée. Les Russes, qui connaissent parfaitement les élites algériennes, pour les avoir formées dans leurs académies militaires et leurs services de renseignement, les jugent peu fiables. L'Algérie reste un client d'armement, mais elle n'est pas un partenaire stratégique. Isolée diplomatiquement, sans relais régionaux solides, elle n'a ni les moyens ni les marges pour changer de fournisseur. Moscou le sait, et cette asymétrie nourrit un regard de supériorité teinté de mépris Depuis plusieurs années, la Russie s'abstient lors des votes au Conseil de sécurité sur le Sahara. Cette abstention, souvent interprétée comme un soutien bienveillant d'Alger, s'avère en réalité un outil de pression diplomatique. Moscou ne critique jamais Rabat dans ses explications de vote. Le représentant russe réserve ses remarques au «porte-plume» américain, qu'il accuse d'ignorer les suggestions russes. L'argument est technique, mais le message est politique : la Russie conteste la méthode américaine, non le contenu du processus onusien, lequel, de fait, correspond de plus en plus aux intérêts marocains. Ainsi, derrière la façade d'abstention, Moscou s'installe dans une posture d'équilibre utile : il ne s'aligne pas ouvertement sur le Maroc, mais il s'éloigne clairement d'Alger. Le régime algérien se trouve dans une impasse stratégique. Ses relations avec la France sont glaciales, ses liens avec l'Espagne peinent à reprendre, et son pari africain compromis par les revers maliens et sahéliens. Son seul appui important devrait être la Russie, mais une Russie qui, désormais, ne dissimule plus son agacement. Or Alger ne peut ni diversifier ses fournisseurs d'armes, ni se tourner vers l'Occident sans bouleverser tout son système de défense. Cette dépendance structurelle condamne le pouvoir algérien à une soumission prudente, que Moscou exploite sans ménagement. Les critiques de M. Lavrov sur les «frontières coloniales» n'étaient pas une erreur de langage : elles visaient à rappeler à Alger ses faiblesses structurelles. On ne provoque pas la Russie impunément. Vers un «largage» d'Alger au Conseil de sécurité ? Depuis 2016, la Russie s'est abstenue sur les résolutions du Conseil de sécurité concernant le Sahara marocain. Officiellement au nom de la neutralité, cette attitude s'est souvent accompagnée de commentaires négatifs. En 2016 (résolution 2285), le représentant russe jugeait «dépassée» la formule saluant les efforts «sérieux et crédibles» du Royaume, la qualifiant de «message politique incorrect». En 2018 (résolution 2414), il dénonçait un texte «déséquilibré» ; en 2019 (résolution 2468), il rejetait toute «modification des paramètres établis» ; et surtout, en 2021 (résolution 2602), il allait jusqu'à déclarer que la résolution «ne reflète pas la réalité objective de la colonisation au Sahara occidental», un vocabulaire anachronique, perçu à Rabat comme une provocation. En 2022 (résolution 2654), Moscou critiquait encore la méthode de rédaction dominée par les Etats-Unis, mais en 2024 (résolution 2756), il exprimait sa réticence à voir la dimension des droits humains occuper une place centrale dans un dossier qu'elle juge avant tout politique. Ainsi, la Russie a maintenu une neutralité teintée d'irritation et de distance, que le Maroc a pu considérer comme objectivement inamicale, même sans hostilité déclarée. Le Conseil de sécurité doit examiner, le 30 octobre, la nouvelle résolution sur le Sahara. Les signaux convergent : ce sera un tournant et tout donne à penser que la Russie continuera à s'abstenir. Moscou ne choisit pas Rabat contre Alger : il choisit la cohérence de sa propre politique étrangère. Il s'en tiendra à la Charte des Nations unies, mais dans une lecture pragmatique, conforme à la doctrine russe actuelle : priorité à la stabilité, respect des réalités de terrain, refus des idéologies. La Russie, fidèle à sa tradition de diplomatie froide et hiérarchisée, agit selon ses intérêts. Elle veille à préserver son influence en s'adaptant à la réalité du terrain, sans se laisser enfermer dans des alliances toxiques ou stériles. Hier, elle ménageait l'Algérie ; en 2025, elle la recadre. Ce n'est pas un revirement : c'est une clarification. M. Lavrov n'a pas changé de doctrine, il en a précisé les contours. Le message est limpide : la Russie tient à son partenariat avec le Maroc, et ne couvrira plus les excès de son client algérien. Dans un monde où les alliances se font et se défont au gré des rapports de force, Moscou ne veut plus d'un partenaire encombrant et inconstant. Il choisit le pragmatisme, la stabilité et l'efficacité. C'est le «réalisme à la russe».