Les récentes inondations qu'ont connues certaines villes marocaines, notamment Safi et Tanger, ont remis sur le devant de la scène la question de la gouvernance locale et de la gestion de l'espace urbain. Toutefois, le débat qui a accompagné cette catastrophe naturelle a pris une direction unique, concentrant presque entièrement les critiques sur les conseils élus, tandis qu'un silence notable a entouré le rôle des autorités locales, malgré les larges prérogatives dont elles disposent et leur influence réelle dans la prise de décision territoriale. Certains estiment que l'acharnement à faire porter la responsabilité des dysfonctionnements et des catastrophes récurrentes aux seuls élus, tout en fermant les yeux sur les véritables responsables que sont les walis et les gouverneurs, relève d'une forme de « lâcheté et de parti pris » contre l'élu au profit du représentant de l'autorité nommé. Selon des observateurs de la scène politique et de la gestion publique au Maroc, la répartition des responsabilités constitue un problème structurel du modèle en vigueur. Cette problématique dépasse le contexte des inondations pour toucher à la nature même de la relation entre l'élu, le représentant de l'autorité et les autres intervenants dans la gestion des affaires locales. Une autorité hors de la reddition des comptes Commentant le sujet, Abdelhafid El Younssi, professeur de droit constitutionnel à l'Université Hassan Ier de Settat, estime que le système de gestion publique au Maroc est encadré par deux référentiels : l'un normatif et apparent, lié à la Constitution et aux lois, et l'autre implicite, enraciné dans la « culture institutionnelle de l'État marocain, à la fois moderne et traditionnelle ». Dans ce second référentiel, explique El Younssi dans une déclaration au journal électronique Hespress, le représentant de l'autorité apparaît comme un acteur « central, disposant d'un pouvoir de référence fort et de larges compétences, renforcées par un surplus de pouvoir issu de la culture institutionnelle ». L'expert en droit constitutionnel souligne que la gestion du territoire au Maroc repose en pratique sur trois autorités : l'élu, le représentant de l'autorité et les responsables des services déconcentrés. Toutefois, le représentant de l'autorité occupe une position particulière, puisqu'il cumule le contrôle de la légalité et celui de l'opportunité, un pouvoir discrétionnaire qui dépasse, dans de nombreux cas, les limites de la loi. Le même universitaire et analyste politique précise que ce modèle « a aujourd'hui perdu sa pertinence et son efficacité », car il ne correspond plus aux exigences de la gestion publique moderne, notamment en raison de la faiblesse des mécanismes liant responsabilité et reddition des comptes. Il ajoute que, bien que les représentants de l'autorité soient théoriquement soumis au contrôle administratif et aux instances d'inspection, les poursuites judiciaires à leur encontre demeurent très limitées comparativement à celles visant les élus, en raison des privilèges judiciaires dont ils bénéficient dans l'exercice de leurs fonctions en tant qu'officiers de police judiciaire. El Younssi conclut que le Maroc a besoin de dépasser le « paradigme du représentant de l'autorité », hérité des années 1970, et d'évoluer vers un nouveau modèle de gouvernance fondé sur trois piliers : l'application effective du principe de responsabilité et de reddition des comptes, la mise en œuvre réelle du principe de la libre administration des collectivités élues, et la définition précise du pouvoir de coordination avec les services déconcentrés, afin que le pouvoir de visa ne se transforme pas en un outil politique régulant le rythme du développement et de la vie politique. Une responsabilité à trois niveaux De son côté, Abdellah Abou Aoud, universitaire, estime que les inondations, qu'elles aient touché Tanger ou d'autres villes, ont essentiellement révélé l'existence d'un « dysfonctionnement profond du système d'urbanisme et des infrastructures », dont la responsabilité incombe à plusieurs parties. Dans une déclaration à Hespress, Abou Aoud identifie cette responsabilité à trois niveaux : le rôle des walis, des gouverneurs et de leurs services en matière de contrôle et de délivrance des autorisations ; la nature des entreprises chargées de la réalisation des travaux et leur niveau de qualification ; et la responsabilité des élus, qu'il considère comme « la plus importante et la plus directe ». Il rejette l'idée de présenter les élus comme le « maillon faible » de l'équation, soulignant qu'ils ont volontairement choisi de s'engager en politique et qu'ils ont obtenu la légitimité des urnes, ce qui les oblige à assumer les conséquences de leurs décisions, voire à démissionner lorsqu'ils échouent à protéger l'intérêt général, comme cela a été le cas dans certaines situations précédentes, notamment à Safi. La même source souligne que l'élu « tend souvent à imputer son échec à l'autorité souveraine représentée par les walis, les gouverneurs et les pachas, alors que la réalité révèle une forme de consensus de terrain entre les deux parties, rendant la responsabilité partagée ». Il ajoute que si l'élu assumait pleinement son rôle, en rédigeant des rapports clairs et en exigeant des réformes concrètes, l'autorité locale serait tenue d'assumer pleinement sa responsabilité. Il indique également que la responsabilité ne se limite pas à l'élu et au représentant de l'autorité, mais englobe aussi la société civile et les intellectuels, en matière de sensibilisation, de suivi et de pression en faveur de politiques publiques plus efficaces. Abou Aoud rejoint enfin El Younssi sur le fait que toute réforme réelle demeure tributaire de la rupture avec le « tabou » non déclaré qui exonère l'excès de pouvoir de toute critique, et de la redistribution équitable des responsabilités, soulignant que le Maroc ne pourra faire face aux catastrophes futures en se contentant de « faire porter à une seule partie le poids de l'échec d'un système dans son ensemble ».