Un meurtre par empoisonnement dans le milieu des vendeurs de bétail. Deux suspects, plus un troisième larron qui doit purger une peine de trois ans pour ne pas avoir alerter les autorités. Mohamed Fahim endosse le meurtre et se voit condamné à mort, et dans la foulée, Zouheir M'hamed l'accompagne pour la vie, jusqu'à la mort, dans le couloir de la mort, de la prison centrale de Kénitra. Aujourd'hui, après 5 ans de prison, Fahim décide de remettre ce dossier au goût du jour et tente d'apaiser sa conscience. Avec Zouheir M'hamed, ils ont longuement parlé et Fahim veut innocenter son acolyte. Il dit être prêt à tout dire devant les juges pour qu'un «homme innocent soit libéré». Une histoire compliquée dont nous avons publié un pan entier sur la vie et le parcours de Zouheir M'hamed (voir LGM numéro 531). Retour sur un cas de conscience collective. Qui peut décider de l'innocence d'un homme ? En dehors de lui-même, bien sûr, qui est toujours le seul à savoir, au fin fond de son cœur, s'il l'est ou pas ! Non, en dehors des rouages de la justice, de ses sinuosités et de ses imbrications, qui a le pouvoir de décréter qu'un homme mérite la liberté, après une condamnation à mort pour un horrible meurtre ? Certainement pas le coupable, qui, du fait de son intime conviction de son innocence, devient un faux-coupable. Certainement pas un autre larron, qui jure que c'est lui qui a commis le crime et qui veut se racheter une conscience après avoir vu son ami purger cinq longues années dans le long et froid couloir, qui n'est toujours que l'anti-chambre de la mort. Qui, alors ? Restent le dossier de l'affaire, les interrogatoires, les aveux, les déclarations des uns et des autres, les témoins, le mobile, les preuves, les vraies-fausses vérités. Restent le travail des enquêteurs, l'instruction du juge, l'audience, le rôle des avocats. Restent aussi les liens entre les deux condamnés et leur rapport à la victime. Zouheir M'Hamed veut sauver sa peau «Je vous ai dit que Fahim Mohamed était prêt à repasser devant les juges pour m'innocenter. Vous croyez que c'est facile pour moi de bâtir encore mon espoir sur du vide comme durant toutes ces longues années ? Nous en avons parlé, presque tous les jours, tous les deux. Et Fahim sait qu'il doit parler. C'est lourd pour lui aussi de me voir tous les jours ici, à ses côtés, alors que je n'ai rien à voir avec ce meurtre. C'est lui d'ailleurs qui est revenu sur tout ceci, un jour, où il est venu me parler d'aller voir le directeur de la prison (pas le nouveau, mais son prédécesseur)» Et quand Fahim et Zouheir se sont rencontrés, la journée avait pris de nouvelles tournures pour les deux. Mohamed Fahim remonte le temps et se souvient de ce jour :«Je sais ce qui s'est passé. Je sais puisque j'y étais. Mais toute cette histoire nous avait dépassés, tous les deux. Zouheir ne pouvait rien faire le jour où nous avons été arrêtés. Moi, non plus. On a subi le procès, et tous le reste. Et ce n'est que par la suite, en arrivant à Kénitra, que nous avons pris conscience de ce qui se passait dans la réalité. Vous savez, je ne suis pas un assassin, c'était un accident et je ne peux plus supporter de voir un autre porter ce poids avec moi». Zouheir M'hamed, de son côté, s'appuie sur la conscience de son compagnon de couloir, pour sauver sa peau. Et le pire, dans ce type d'entreprise où l'espoir dépend de la conscience d'un autre, c'est que les moments où cette même conscience est exacerbée, sont fugaces. «Non, je lui fais confiance. Nous en avons parlé longuement, et c'est lui qui a pris la décision de tout déballer. Et ici, dans le couloir, il y a des témoins qui ont tout vu et qui l'ont aussi encouragé à prendre ses responsabilités, pour me faire libérer, parce qu' il sait que je suis innocent. Il n'y a que lui pour m'aider à sauver ma peau ». Bechar Bouchaïb, le troisième homme Lui, il a vécu trois ans en cabane pour avoir su et n'avoir dit. Et lui aussi dit qu'il n'a jamais rien su, et qu'il a eu à purger une peine pour la forme. De fait, à chaque fois qu'un accusé est interrogé, il répond par la négation et avance l'innocence avant de soutenir autre chose. Là, non plus, impossible de savoir, ni de vérifier si Bechar savait ou ne savait pas. Et que pouvait savoir Bechar ? Evidemment, les enquêteurs ont posé la même question. Conclusion ? Il savait qu'un meurtre a eu lieu et n'a pas averti les autorités. Et savait-il qui a tué au juste ? Avait-il avancé les deux noms des deux autres, Fahim et Zouheir comme complices ? Pour Zouheir, les choses sont simples : «Non, Bechar ne pouvait rien savoir sur moi, puisqu'il ne m'avait pas vu. J'étais en déplacement pour vendre des moutons, dans une autre région, comment pouvait-il me voir et savoir que j'étais avec Fahim au moment du crime ? Bechar a dû parler et raconter des choses parce qu'il avait la trouille. Et Fahim me l'a dit clairement. C'est d'ailleurs grâce à Fahim que Bechar n'a eu que trois ans, si vous voyez ce que je veux dire». Et on le voit très bien. La clé de tout ce dossier, c'est ce même Fahim qui, aujourd'hui, veut faire sortir son «ami» Zouheir. Bechar a dit avoir eu vent d'un complot. Le meurtre d'un homme à Casablanca. Il aurait entendu Fahim en parler et raconter comment les choses se sont déroulées. Etait-il prévu dans le complot ? Avait-il été écarté à la dernière heure parce que, justement, Fahim savait qu'il finirait par tout avouer ? Tout est possible, mais Bechar garde le silence. Et cela aussi, on le comprend aisément. «Bechar ne peut rien pour personne. Je suis sûr que si demain, on venait à repasser devant les juges et qu'on le convoquait, il ne viendrait pas. Il a peur de se retrouver encore une fois mêlé à cette histoire. Il a fait son temps et il est sorti. Pour lui, cette affaire, c'est du passé. Mais pour moi, c'est le but de ma vie de trouver le moyen de me tirer d'ici». Bechar n'y peut rien. Fahim veut parler. Zouheir espère. C'est en somme cela le destin de l'homme : la volonté devant l'incapacité et l'attente. Fahim, l'homme-clé «Je suis conscient de ce qui se passe autour de moi. Zouheir, attend beaucoup de moi. Et je lui ai promis de tout faire pour l'aider à retrouver sa liberté, mais il ne faut pas croire que c'est moi qui décide ici. Non, j'ai écrit, j'ai parlé et j'ai tenté de me faire entendre, mais pour le moment, cela n'a encore rien donné. Zouheir doit sortir d'ici parce qu'il est innocent, je suis d'accord, mais comment? Il ne suffit pas de mes paroles et de mes aveux. D'ailleurs, j'ai avoué devant les autorités le premier jour, mais le juge a dit qu'il y avait des preuves contre Zouheir et il nous a condamnés tous les deux à mort. Est-ce qu'un nouveau passage devant le juge pourrait faire changer les choses? Je l'espère pour Zouheir, mais si cela ne marchait pas, il ne faudrait pas m'en vouloir. J'ai promis de parler et je le ferais, aujourd'hui même, s'il le faut. Mais je ne peux pas garantir à Zouheir qu'une fois que j'ai tout dit, il va retrouver ses huit enfants». Ceci a le mérite d'être clair : Fahim est décidé à parler. C'est une preuve pour Zouheir, mais cela est insuffisant. De l'avis de plusieurs avocats que nous avons contactés, il ne suffit pas de cet aveu pour rouvrir ce dossier. Il faut de nouvelles preuves, voici le fin mot de l'histoire. Qui peut prouver que les dires de Fahim ne sont pas mus par la complicité de deux amis, qui ont décidé que l'un d'entre eux devait sortir ? C'est toujours mieux d'avoir un allié, même substantiel dehors que dedans? C'est toujours mieux que l'un veille sur l'autre, de loin, parce que de près, ils ont peut-être usé leurs batteries, leurs pièces de rechanges dans ce long et douloureux échange des âmes face à l'inéluctable ? «Non, ce n'est pas parce que j'ai envie de lui rendre service que je dis qu'il est innocent. Croyez-vous vraiment que c'est un jeu et que, comme ça, parce que je le veux, je vais dire que ce type est innocent ? Non, monsieur, il faut croire que je suis conscient de ce qui me reste à faire, et après, cela ne me regarde plus. » Cela veut dire que si Zouheir n'est pas dehors dans un an ou deux, cette affaire sera pliée et les deux compères fileront un amour vache sur le dallage incertain du couloir. Il faut bien attendre… Zouheir M'hamed dit avoir le souffle long, une haleine de marathonien. Il pense pouvoir tout gérer. Il a bien géré une condamnation à mort. Il a bien supporté cinq ans dans le pavillon B du couloir de la mort. Il a bien pris sur lui-même le manque de ses huit enfants. Il peut tout endurer. Il s'est fait une carapace. Il sait encaisser. Il sait esquiver. Il a trouvé le bon compromis avec qui il est, et les variations sur le thème de qui il pourrait devenir. Il assure que mêmes, ces tentatives de prouver son innocence ne débouchent sur rien, il le prendrait bien. Mais avant de vivre la désillusion, il veut essayer. Tenter, même le diable, s'il le fallait, et ne pas attendre en vain la mort qui viendra, un jour, mais au bout d'interminables agonies à répétition. Zouheir compte sur Fahim, et ce dernier ne compte plus sur rien. Pas même cette conscience dont il parle et qui ne signifie plus pour lui que le temps qu'il en use pour donner de l'espoir à un autre. Ce jeu peut être fatal aux deux. Ils en ont, tous les deux, conscience. Ils le savent. Mais ils n'en parlent pas. Ils n'en parleront jamais. À eux de faire avec l'attente et le manque d'issues. En fin de compte, ils n'ont aucune issue, ces deux-là. Ils sont même piégés par eux-mêmes. Parce que, pour les croire, il aurait fallu qu'ils n'aient pas de passé commun, ni avoir eu à naviguer ensemble sur les berges de quelque fleuve, avec quelques moutons guidés aux abattoirs.