Enquête et reportage. Le destin des Rhamnas s'apprête vraisemblablement à prendre un tournant historique. Un véritable «plan Marshall» vient d'être initié par le Roi sous la coupe de la «Fondation des Rhamnas». Mais l'imaginaire rahmani porte en lui des stigmates qui mettront probablement longtemps à cicatriser. Chronique d'une culture de la décadence qui s'est installée jusque dans les interstices du mental rhamani. Jamais contrée marocaine n'a connu, en trois siècles, autant de va-et-vient entre Makhzen et Siba comme le territoire des Rhamnas. Il aura fallu l'avènement du Caïd El Ayadi pour que les tribus rahmanies retrouvent un semblant de stabilité. Un semblant seulement, en effet. Le parcours de Miloud Ben Lhachmi El Ayadi atteste de l'esprit frondeur d'une population issue de Mauritanie et qui a mis plusieurs siècles à se sédentariser. Commençons par le commencement. L'une des rares mentions historiques faites des Rhamnas est dûe à Valentin Fernandes (1). Il les signale au XVIème siècle en Mauritanie et en Sahel Addahab. Les Rhamnas quittèrent les rives du fleuve Sénégal et la côte atlantique pour s'établir dans le Haouz de Marrakech. Pour chercher une raison à cette entreprise migratoire, les historiens se perdent en conjectures. Les uns avancent l'explication des attaques portugaises et espagnoles le long du littoral atlantique, quand d'autres évoquent la faillite du commerce caravanier qui en faisait des intermédiaires extrêmement mobiles et entreprenants entre le pays des noirs «Znaga» et le sud-ouest marocain. L'appel des Saâdiens à la constitution d'un «Guich» destiné à lutter contre les envahisseurs semble avoir été décisif quant à l'exode des Rhamnas. Au sein du «Guich d'Ahl Souss», les Rhamnas s'illustreront dans la défense du territoire marocain contre les invasions chrétiennes. C'est entre 1525 et 1565 que les Rhamnas sont signalés dans la région de Marrakech et l'ensemble du Haouz. Ainsi installés entre Oum Rabiâ et Tensift, ces derniers n'ont eu de cesse de rechercher une intégration dans un paysage marqué par la diversité culturelle et la confrontation des intérêts claniques. L'aridité et le sens pastoral commandaient les alliances de la transhumance. Depuis ce temps, les Rhamnas se sont investis dans les luttes intestines entre pouvoirs locaux et Makhzen. «Le Caïd El Ayadi put instaurer une certaine stabilité» Ce va-et-vient siba-Makhzen a toujours été caractérisé par le poids des impôts et les droits liés à la mobilité pastorale. En réalité, la valse des alliances était commandée uniquement par le désir ardent de vivre en paix sur cette terre qu'ils se sont appropriés par la force de la poigne et qu'ils ont défendue contre toutes sortes d'invasions. Deux épisodes attestent de cette volonté : Celui de l'affrontement de Mohamed IV (Sidi M'hammed Ben Abderrahmane) et celui qui les opposa au Sultan Moulay Abdelaziz. A la suite de la bataille d'Isly qui se déroula le 16 août 1844 à la frontière algéro-marocaine et qui vit la victoire du Maréchal Bugeaud sur Moulay Abderrahmane, allié à l'Emir Abdelkader, les Rhamnas redressèrent la tête face au poids de l'impôt. Ils eurent à affronter son fils Mohamed IV. Plus tard, ils s'illustrèrent dans la guerre contre Bouhmara, El Hiba et même Moulay Abdelaziz qui fut vaincu lors de la bataille de l'Oued Tassaout (1908). Ils obtinrent de ce dernier le droit de port d'armes lors de leur déplacement au sein de la ville ocre. Allié au Sultan Moulay Abdelhafid, le Caïd El Ayadi put instaurer une certaine stabilité. A l'indépendance, la région des Rhamnas sombrera dans un coma socioéconomique et politique profond. A Rabat, on ne se soucie guère d'une population dont les parents et les ancêtres ont consenti d'immenses sacrifices pour la défense du territoire contre l'étranger et du Trône contre les aventuriers. Durant longtemps, l'administration «nommera» des élus dont le dernier souci était celui de servir leur région. Les «Haj Kabbour» et autre «Akroud» ont pratiqué allègrement la nonchalance et parfois même l'appauvrissement d'une contrée déjà meurtrie. La mémoire collective se rappellera de l'intervention du défunt Haj Kabbour devant feu Hassan II : «Nous ne demandons à votre Majesté qu'une prison digne des Rhamnas !». «Le taux de pauvreté (30%) est égal au double de la moyenne nationale» Hay Ifriquia à Benguérir. Il est 10 h du matin. L'informel trône dans ce quartier constitué de logements insalubres et sur lequel veille un oued sec, colonisé par les immondices. Le nombre de mendiants au mètre carré constitue sûrement un record national. Celui des enfants-cireurs aussi. Le taux de pauvreté (30%) est égal au double de la moyenne nationale. Sur les visages, la misère se lit comme un roman de Zola. La viande se vend sur des pousses-pousses, au beau milieu de la rue. Sur l'artère principale, l'anarchie bat son plein. Cars, taxis, charrettes, motos, bicyclettes, mendiants, cireurs, laveurs de voitures, handicapés et hommes-boutiques forment un spectacle d'un autre âge. L'on se demande parfois comment le député et courageux patron de la «Fondation des Rhamnas» pourra-t-il un jour se délecter d'un Benguérir propre et épanoui. A travers sa personne, les Rhamnas souhaitent prendre leur revanche sur une sédentarité toujours inachevée et qui n'a jamais cessé d'être blessante. «Qu'Allah protège Si Fouad ! Notre tribu ressemblait à une femme abandonnée (hajjala). Elle ne l'est plus maintenant ! Si Fouad est en train de tenir ses promesses. Sa Majesté nous a rendu visite avec un cadeau somptueux : 15 milliards de DH», nous dit un septuagénaire qui sort de la permanence parlementaire d'El-Himma. «C'est décidé : j'irai dans un centre de formation», nous confie un enfant-cireur qui n'a pas encore dix ans. Sortir les Rhamnas d'un cauchemar qui dure depuis cinq siècles constitue un sacerdoce que Fouad Ali-El Himma semble décidé à assumer. En vérité, la porte de l'histoire est grande ouverte face à la volonté farouche d'un homme qui a abandonné les honneurs pour restaurer le seul honneur qui vaille : celui de ses compatriotes rahmanis. (1) Valentin Fernandes, «Description de la côte d'Afrique de Ceuta au Sénégal (1506-1507), Paris, 1938 Le Caïd El Ayadi Un destin époustouflant Drôle de destin que celui de Miloud Belhachmi El Ayadi : né un jour de l'Aïd en 1880, il entreprit sa carrière en devenant coursier (raqqas), puis guide-protecteur (zattat), puis chef de guerre. Il s'illustra notamment, en 1913, à Taroudant, contre El Hiba. Il fut nommé Caïd en 1909 par un dahir signé de Moulay Abdelhafid. Doublement décoré par les Français, notamment du Cordon de Grand Chevalier par Lyautey, et même invité à Paris à la parade du 14 juillet 1919, il finit par se retourner contre le Protectorat et El Glaoui. Exilé durant trois mois et assigné à résidence à Casablanca pendant trois ans, il est mort le 12 décembre 1964. Le destin des Rhamnas demeurera à jamais indissociable de celui du Caïd El Ayadi. Sa petite-fille Fatiha en est convaincue : «En rejoignant la liste de Si Fouad, je rejoins le destin de ma famille».