La récente adoption du Projet de Loi de Finances (PLF) 2026 par la Chambre des représentants marque une étape budgétaire charnière, poursuivant la consolidation du «Maroc émergent». Au-delà des discours programmatiques, une mesure technique focalise l'attention des acteurs économiques : l'extension significative du mécanisme de Retenue à la source. Zoom sur la manière dont les opérateurs économiques accueillent cette extension. L'adoption définitive du Projet de Loi de Finances (PLF) 2026 par la Chambre des représentants le 5 décembre dernier marque une étape budgétaire clé. Si le gouvernement, par la voix de la ministre Nadia Fettah, présente ce texte comme «stratégique» et une «étape charnière» dans la gestion publique et la concrétisation du Nouveau modèle de développement (NMD), l'une de ses mesures phares, l'extension du mécanisme de Retenue à la source (RAS), suscite des réactions révélatrices des défis pratiques pour les acteurs économiques. Disons que l'analyse des réactions recueillies révèle un dispositif aux ambitions macroéconomiques claires, mais dont la mise en œuvre microéconomique soulève des défis opérationnels et financiers tangibles pour les entreprises. L'extension progressive de la RAS vers de nouvelles catégories de payeurs répond clairement à un objectif macroéconomique et de politique fiscale. Comme l'explique Bader Kamal Semlali, expert-comptable du cabinet Audicompliance Consulting, «cette mesure s'inscrit dans une sphère d'équité fiscale progressive… Ce mécanisme assure une collecte fluide des recettes fiscales, et permet une meilleure traçabilité fiscale et digitale des transactions facilitant les recoupements dans les déclarations réciproques». Le gouvernement cherche à élargir l'assiette de perception, réduire les délais de paiement effectif de l'impôt, et améliorer la transparence grâce à la digitalisation. L'ambition de Nadia Fettah de concilier «efficacité économique, justice sociale et cohésion territoriale» passe ici par une collecte plus efficace et anticipée. Alourdissement des charges opérationnelles, impact sur le BFR, transfert de responsabilité fiscale... les préoccupations des entreprises Cependant, cette extension n'est pas perçue comme neutre par les acteurs directement concernés. Les réactions pointent systématiquement vers des impacts microéconomiques significatifs qui forment un triptyque de préoccupations : charge opérationnelle, tension de trésorerie et transfert de risque. Abed Chagar, président de la Fédération de chimie et parachimie (FCP), résume l'essentiel en déplorant que «les entreprises se retrouvent encore une fois à jouer un rôle élargi dans la collecte de l'impôt», assumant des obligations supplémentaires qui «alourdissent la charge opérationnelle sans réelle compensation». Une complexité administrative renforcée par la multiplication des cas de figure, comme le relève l'avocat Deryany Reda, qui souligne «la lourde tâche» créée par des retenues «de plus en plus multiples» sur les loyers et les factures de services, rendant le processus contraignant pour les créanciers devenus collecteurs. Au-delà de la charge, l'impact financier direct est sévère. L'expert-comptable, Bader Kamal Semlali, analyse que la suppression du délai de paiement de la TVA, auparavant de 1 à 90 jours, «va impacter partiellement le BFR opérationnel» en provoquant un décaissement immédiat de la taxe collectée. Une pression sur la trésorerie qui est exacerbée pour les entreprises en situation de crédit d'impôt, qui voient leur liquidité amputée avant même la restitution de ces crédits par l'administration, créant une double peine financière. Enfin, cette réforme opère un transfert de responsabilité fiscale substantiel. En devenant le préleveur, l'entreprise payeuse endosse, comme le note Semlali, «une responsabilité fiscale transférée», la rendant comptable du bon calcul, du prélèvement et du versement de l'impôt, et donc exposée à d'éventuels redressements et pénalités pour des erreurs commises sur des opérations qui, au fond, ne la concernent pas fiscalement. Qui est concerné et quand ? L'extension du mécanisme concerne deux catégories principales d'entités, désignées comme préleveurs, selon un calendrier progressif strict. La première catégorie regroupe les établissements financiers, à savoir les établissements de crédit et organismes assimilés, ainsi que les compagnies d'assurance et de réassurance. La seconde catégorie vise les grandes entreprises privées dont le chiffre d'affaires annuel dépasse les 200 millions de dirhams, avec une application par paliers décroissants : à partir du 1er juillet 2026 pour celles réalisant un chiffre d'affaires supérieur ou égal à 500 millions de dirhams, puis au 1er janvier 2027 pour le seuil de 350 millions, et enfin au 1er janvier 2028 pour le seuil de 200 millions. Ces entités ont l'obligation de prélever à la source l'impôt sur les sociétés (IS), l'impôt sur le revenu (IR) et la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) lors du règlement de leurs fournisseurs. Cette mesure générale est complétée par les dispositions spécifiques de l'article 15-ter, qui instaure deux nouvelles retenues à la source ciblées : d'une part, sur les produits de location de biens immobiliers, et, d'autre part, sur la TVA due par les prestataires de services personnes morales. Cette dernière étant applicable lorsque le payeur est un établissement de crédit, une entreprise d'assurance ou une entreprise dont le chiffre d'affaires dépasse 50 millions de dirhams. Les implications selon les acteurs dans la chaîne de paiement Les implications de cette réforme sont distinctes selon la position de l'acteur dans la chaîne de paiement. Pour les grandes entreprises et institutions financières désignées comme préleveurs, l'enjeu est principalement organisationnel et technologique. Elles doivent impérativement adapter ou mettre en place des systèmes d'information capables de calculer, d'extraire et de comptabiliser automatiquement les retenues (IS, IR, TVA) sur une multitude de transactions, générer les déclarations et attestations réglementaires, et assurer le versement à l'administration. Cela représente un investissement significatif et une charge administrative permanente, doublé du poids de la responsabilité fiscale attachée à ce nouveau rôle de collecteur. À l'opposé, pour les fournisseurs et prestataires de ces grands comptes, l'impact est immédiatement financier et de trésorerie. La perception de leur TVA, et potentiellement d'autres impôts, est différée et réduite du montant retenu à la source, ce qui supprime un délai de financement précieux et peut générer des difficultés de trésorerie, notamment pour les structures dont le modèle économique implique des crédits de TVA. Leur relation commerciale s'en trouve complexifiée, puisqu'ils doivent fournir les informations nécessaires au prélèvement à leur client. Enfin, pour les cabinets d'expertise comptable et les conseils juridiques, comme l'indique Deryany Reda, la réforme se traduit par une augmentation nette de la complexité technique. Ils doivent accompagner à la fois les préleveurs dans la mise en conformité de leurs processus et la gestion de leur risque fiscal, et les entreprises «retenues» dans l'optimisation de leur trésorerie et le suivi de leurs créances fiscales, nécessitant une mise à jour constante des compétences et des procédures internes. Bader Kamal Semlali Expert-comptable du cabinet Audicompliance Consultin «Le projet de Loi de finances 2026 a instauré une extension progressive du mécanisme de paiement de l'impôt par prélèvement à la source (retenue à la source) vers de nouvelles catégories. A cet égard, de nouvelles sociétés ont l'obligation de prélever à la source l'impôt (IS, IR, et TVA) lors du paiement des fournisseurs : les établissements de crédit et organismes assimilés, les compagnies d'assurance et de réassurance, ainsi que les entreprises privées dont le chiffre d'affaires annuel dépasse 200 millions de dirhams.» Abed Chagar Président de la Fédération de chimie et parachimie (FCP) «À chaud, je dirais qu'il n'y a pas de changement majeur pour les entreprises dans cette dernière mouture du PLF 2026. Les ajustements restent essentiellement sectoriels, avec quelques modifications ciblées des taux de douane. Ce qui interpelle, en revanche, c'est la mesure concernant la retenue à la source : c'est que les entreprises se retrouvent encore une fois à jouer un rôle élargi dans la collecte de l'impôt. Elles doivent assumer des obligations supplémentaires — administratives, fiscales et financières — qui dépassent leurs propres opérations pour toucher celles de leurs prestataires et fournisseurs de services. Cela alourdit la charge opérationnelle sans réelle compensation. Cela dit, cette Loi de finances vient surtout clôturer un cycle entamé ces dernières années, marqué par des réformes structurantes : TVA, IS, IR (même si de manière limitée), et d'autres chantiers menés avec sérieux. On peut reconnaître ici le travail profond et abouti du ministère des Finances et de la Direction générale des Impôts». Deryany Reda Avocat d'affaires «À la lecture des dispositions du projet de Loi de finances n° 50.25 au titre de l'année budgétaire 2026 (PLF 2026) dans sa dernière mouture votée par la Commission des finances et du développement économique, on ne manque pas de soulever la multiplication des retenues à la source. Les experts comptables et comptables agréés auront la lourde tâche de réaliser des retenues, de plus en plus multiples, à la fois sur les loyers que sur les factures. Le nombre de retenues à la source (celles instaurées par le PLF 2026 et celles déjà existantes) devient contraignant non pas pour les redevables eux-mêmes mais pour leurs créanciers.» Un écart entre intention et réception Les réactions recueillies révèlent un écart patent entre les objectifs louables d'équité et d'efficacité fiscale défendus par le gouvernement et les réalités opérationnelles et financières vécues par les entreprises. Si le PLF 2026 est présenté comme consolidant les fondements de la trajectoire du Maroc émergent et opérationnalisant la régionalisation avancée, l'extension de la RAS illustre la difficulté de concilier ces ambitions avec la réduction des charges administratives et la préservation de la trésorerie des entreprises, notamment les PME fournissant les grands comptes. Comme le résume Abed Chagar, cette mesure est perçue comme un «rôle élargi dans la collecte de l'impôt» imposé sans «réelle compensation». La réussite de cette réforme dépendra de sa mise en œuvre pratique et de la capacité des entreprises, soutenues par leurs conseils, à absorber ce nouveau choc opérationnel et financier dans un calendrier serré et progressif. La traçabilité digitale promise sera un atout.