« Mon voisin Réda était un jeune commerçant bien portant, bon vivant, plutôt beau garçon et un grand fêtard. Du jour au lendemain, il est devenu l'ombre de lui-même. En moins de deux mois, nous avons assisté, stupéfaits, à sa descente vertigineuse en enfer. Devenu accro à L'bouffa, sa santé s'est gravement dégradée et son état est devenu lamentable » nous raconte, le verbe désolé, Soufiane Mounji, le voisin de Réda. « Il a fini par déserter sa maison, abandonné sa petite famille et son commerce et a commencé à vivre dans un jardin à Derb Sultan, avec ses nouveaux amis junkies. On l'a ensuite aperçu en train de manger dans les poubelles. Mais le grand choc c'était lorsqu'on l'a trouvé, inconscient et noyé dans son urine et ses excréments », ajoute Youssef, le ton accablé. Chiffres alarmants Un récit qui décrit en détail les ravages d'un stupéfiant des plus dangereux et dont la consommation au Maroc enregistre une véritable expansion ces dernières années, comme le confirme la dernière étude de l'Observatoire national de la criminalité (ONC). Intitulée « L'bouffa au Maroc : analyse des tendances et réponses stratégiques », cette étude révèle que 878 affaires liées à cette drogue ont été traitées par les services de sécurité entre 2022 et 2024. Ces opérations ont conduit à 1 044 arrestations et à la saisie de plus de 18 kilogrammes de L'bouffa. Trois décès confirmés sont également attribués à sa consommation. Déplorant une progression rapide et inquiétant du phénomène, l'ONC nous apprend que 493 g de L'bouffa ont été saisis en 2022 contre 8014g en 2023 et 9 697 g en 2024. Une sacrée progression qui dévoile une consommation en expansion rapide ces trois dernières années. Le nombre d'arrestations suit la même tendance : si 92 personnes seulement ont été interpellées en 2022, le nombre grimpe pour atteindre 482 en 2023, et 470 en 2024. Une drogue urbaine Les chiffres de l'Observatoire montrent que 82 % des procès-verbaux et 76 % des arrestations concernent le milieu urbain. La région Casablanca-Settat concentre 712 dossiers sur 878, suivie par Rabat-Salé-Kénitra avec 85 dossiers. Les régions du Sud et Drâa-Tafilalet restent presque épargnées. Par profils, L'bouffa touche principalement la tranche d'âge de 18 à 55 ans, qui représente plus de 90 % des cas recensés. Les hommes dominent largement (88,9 %), tout comme les citoyens marocains (91,3 %). L'étude révèle que la plupart des personnes impliquées vivent dans des conditions socio-économiques précaires : chômage, faible niveau d'instruction ou abandon scolaire. Bien que les chiffres de ce stupéfiant restent faibles comparés à ceux des drogues classiques, le taux de croissance observé au cours des deux dernières années le rend hautement préoccupant, indique le rapport de l'ONC. Ce dernier insiste par ailleurs sur la nécessité d'une réponse anticipative, pour éviter une banalisation de cette drogue de synthèse dont les effets sur la santé sont extrêmement dangereux. Drogue dévastatrice Substance dévastatrice, L'bouffa ou le crack provoque une dépendance foudroyante dès les premières doses. C'est une drogue proche de la cocaïne. Elle résulte de la dilution et du chauffage du chlorhydrate de cocaïne. Fruit de cette opération chimique, elle est ensuite mélangée avec des résidus de bicarbonate de soude et d'ammoniaque. Hautement nocif et addictif, le crack représente un réel danger pour la santé de ses consommateurs qui ont tendance à s'isoler et à rompre socialement avec leur entourage. Bien qu'il soit le parent proche de la cocaïne, le crack se présente le plus souvent sous forme de cailloux aux différentes couleurs. L'origine du mot « crack » provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. Il est soit inhalé via des pipes en verre bien spécifique, soit fumé ou encore injecté. Agissant directement sur l'humeur du consommateur, le crack entraîne une euphorie passagère suivie aussitôt par une phase de dépression ; pendant laquelle il peut être très irritable voire violent. Fortes fièvres, violents maux de tête, insomnies, convulsions, tachycardie, arythmie avec risque d'AVC, d'infarctus, de détresse pulmonaire... sont autant d'effets secondaires liés à la consommation de cette drogue. L'agitation, les hallucinations, la dépression et la paranoïa peuvent également survenir suite à une consommation accrue. Décrit à ses débuts comme « la drogue des pauvres » car moins coûteux et plus accessible, les prix du crack ont cependant considérablement augmenté avec la forte demande. Une dose peut coûter jusqu'à 250 dhs actuellement. Grands défis L'étude de l'Observatoire national de criminalité identifie quatre catégories de défis auxquels le Maroc est confronté dans la lutte contre les drogues, en particulier les substances synthétiques : Défis législatifs et réglementaires : le besoin de réviser le dahir du 21 mai 1974 pour l'adapter à la réalité des nouvelles drogues, et combler les lacunes juridiques concernant les produits chimiques utilisés dans leur fabrication. Défis institutionnels : la nécessité de mieux coordonner les actions entre les différents secteurs concernés et de clarifier le rôle du Comité national des stupéfiants pour assurer une réponse unifiée. Défis techniques et scientifiques : la difficulté d'identifier en laboratoire les compositions variables du l'bouffa, ce qui exige de renforcer les capacités d'alerte précoce et d'adapter les protocoles de traitement aux caractéristiques de ces drogues. Défis sociaux et culturels : la stigmatisation des personnes dépendantes, la faible sensibilisation du grand public aux dangers de ces substances, et les obstacles à la réinsertion sociale et professionnelle des anciens consommateurs. Face à ces constats, l'ONC recommande d'agir vite par la mise à jour du cadre légal, le renforcement des capacités techniques et de détection, la création d'un système d'alerte précoce, le développement des actions de prévention et de sensibilisation et la promotion de traitements adaptés et de peines alternatives. Pour conclure, il en appelle au renforcement de la coopération régionale et internationale pour contrer les réseaux criminels transfrontaliers.