Rappeur et acteur marocain, Ouenza revient sur l'évolution du rap au Maroc, l'importance de l'underground et les débats autour de la légitimité artistique. Il expose sa vision de la structuration du secteur, des influences internationales et de la distinction entre rap et autres formes musicales, en s'appuyant sur son expérience dans les cyphers et la scène locale de Casablanca. Interview. * Comment regardes-tu l'évolution actuelle de l'industrie du rap marocain ? On assiste clairement à une dynamique de progression. Le rap marocain évolue, gagne en maturité et en visibilité, même si nous ne sommes pas encore au stade de l'explosion totale. À mon sens, il reste encore quelques années avant que cette scène atteigne pleinement son potentiel et que le public marocain mesure réellement la force culturelle et créative que porte cette musique. Mais ce qui est encourageant, c'est que les choses avancent dans le bon sens. Il y a une accumulation d'expériences, de talents et de savoir-faire qui prépare le terrain pour une phase beaucoup plus structurante.
* Penses-tu que cette scène est déjà suffisamment structurée, ou a-t-elle encore besoin d'un accompagnement plus formel ? Je ne dirais pas qu'elle est déjà structurée au sens institutionnel du terme. En revanche, ce qui se passe est intéressant : tous les acteurs du rap - rappeurs, producteurs, ingénieurs du son, managers - sont en train de bâtir une structure sans forcément en avoir conscience. On voit émerger des labels portés par des rappeurs eux-mêmes, des studios indépendants qui se multiplient, des collaborations de plus en plus fréquentes entre artistes. Tout cela participe à la construction d'un écosystème. Sans plan prémédité, on est en train de poser les bases d'une véritable industrie marocaine, en particulier pour la scène rap, qui s'organise de l'intérieur, par nécessité et par passion.
* Dans la construction d'une industrie rap, l'existence d'un écosystème underground est-elle, selon toi, indispensable, même lorsqu'une structuration professionnelle commence à émerger ? Pour moi, l'underground n'est pas une option, c'est une base. Un socle. Le rap ne peut pas se réduire à des structures, à des chiffres ou à des modèles économiques. Il a besoin d'un espace libre, brut, non formaté, où les choses naissent sans calcul. C'est là que se forge la crédibilité d'un artiste. Et ce n'est pas parce que je porte du rose que je n'ai pas fait de l'underground. On se trompe souvent sur l'Histoire du rap, notamment quand on évoque les Etats-Unis. On dit que l'underground serait né parce qu'il n'y avait pas de structures. C'est faux. Dans les années 1970, il existait déjà des labels, notamment dans le rock et la pop. Si le hip-hop a été qualifié d'underground, c'est surtout parce qu'il n'était pas reconnu. Ce n'était pas un style légitime aux yeux de l'industrie. Le mouvement s'est donc développé en marge, dans des garages, des sous-sols, des lieux informels. Des espaces sans contrôle, où se retrouvaient DJs, danseurs, graffeurs, diggers de vinyles. À ce moment-là, il n'y avait même pas encore de rappeurs tels qu'on les connaît aujourd'hui, mais des MCs - des maîtres de cérémonie - chargés de faire monter l'énergie, de porter l'ambiance entre deux battles de danse. Le rap est arrivé en dernier dans l'Histoire du hip-hop. C'est pour ça que je le dis clairement : on ne peut pas parler sérieusement de rap sans parler de culture hip-hop. Être rappeur ne signifie pas automatiquement appartenir à cette culture ni en maîtriser les codes. Beaucoup de fondamentaux sont aujourd'hui oubliés ou volontairement effacés. Moi, ma légitimité, elle vient de là. Elle vient du terrain. J'ai passé plus de temps dans des cyphers et des cercles informels à Casablanca que dans des cadres institutionnalisés. Je n'ai pas grandi en France, j'ai grandi ici, à Casa, dans une scène locale qui se construisait loin des projecteurs, avec ses propres règles, ses références et son énergie. C'est cet underground-là qui m'a forgé, et c'est pour ça que j'en parle sans filtre.
* Faut-il, selon toi, aller vers un rap « marocanisé », ou préserver le rap dans sa forme originelle ? Pour moi, la question ne se pose pas en ces termes. Ce qui compte avant tout, c'est la liberté. Le rap est né comme un espace de révolte, d'expression frontale, parfois de contestation. Et c'est précisément pour ça que je refuse l'idée qu'on puisse lui imposer des cadres rigides ou des injonctions identitaires. Comment justifier une forme d'oppression dans une musique qui, par essence, revendique le droit de se révolter ? Il faut aussi être honnête et commencer à distinguer clairement ce qui relève du rap et ce qui n'en relève pas. On peut rapper, mais aussi chanter, mélanger les registres, explorer d'autres sonorités. Moi-même, je le fais. Mais je ne vais jamais prétendre que tout ce que je produis est du rap. Cette distinction est importante, et elle commence par une remise en question personnelle. Le rap tel qu'on l'écoutait il y a vingt ou trente ans existe de moins en moins, et ce phénomène est mondial. Ce n'est pas propre au Maroc. Le rap américain d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec celui des origines, et personne ne s'en étonne : on a simplement inventé des sous-genres pour nommer ces évolutions. Au Maroc, c'est pareil. Il y a du rap, et il y a de la musique. Les deux peuvent coexister sans se confondre. On n'est pas obligé de rapper en permanence pour être légitime ou pour exister artistiquement. L'essentiel, encore une fois, c'est de rester libre dans ce qu'on crée. * Certains estiment qu'un artiste qui s'éloigne du rap - pour le cinéma, le chant ou d'autres formes - perd en légitimité lorsqu'il y revient. Comment réponds-tu à ce procès en illégitimité ? Je prends mon propre exemple. Si un rappeur s'arrête à un moment donné, explore autre chose, devient acteur, puis revient au rap, est-ce qu'on peut sérieusement lui dire qu'il n'est plus rappeur ? Evidemment que non. Eminem a fait exactement la même chose. Il a tourné dans des films, il a pris de la distance, et personne ne s'est permis de remettre en question son statut de rappeur pour autant. C'est pareil pour Kendrick Lamar. Il a chanté, il a exploré des formes qui dépassent le rap pur. Il a même fait des morceaux qui sont, objectivement, moins « rap » que certains titres de Drake. Et pourtant, sa légitimité n'est jamais remise en cause. Pourquoi ? Parce que le fond, la culture, la maîtrise sont là. La différence, c'est souvent le succès. Quand ça marche, on parle d'évolution artistique. Quand ça ne marche pas, on remet tout en question. Mais la légitimité d'un rappeur ne se mesure ni à un détour créatif ni à une parenthèse dans un autre domaine. Elle se construit sur le temps, sur la cohérence du parcours et sur la culture que tu portes, pas sur le fait de rester enfermé dans une seule case.
* Penses-tu que la scène rap marocaine pourrait connaître un jour un clash d'une ampleur comparable à celui entre Kendrick Lamar et Drake, capable de bouleverser durablement les équilibres ? En réalité, ça a déjà existé. La scène marocaine a connu des affrontements qui ont profondément marqué le rap, et même au-delà. Le clash entre Bigg et Dizzy Dros, par exemple, a clairement secoué tout l'écosystème. Ce n'était pas uniquement un épisode musical : il a redéfini des rapports de force, déplacé les lignes et attiré une attention massive sur le rap marocain. À bien des égards, la dynamique était similaire. Il y avait une confrontation artistique frontale, une bataille de crédibilité, de plume et de positionnement. Dizzy Dros, notamment, est allé très loin dans l'écriture. Il a durci le ton, franchi certaines limites, y compris sur le terrain familial. Ce niveau d'engagement a contribué à l'impact du clash et à son retentissement bien au-delà du cercle rap.