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Histoire : Entretien avec l'historien Mohammed Kenbib
La protection des Juifs marocains par le Roi Mohammed V et les courants révisionnistes
Publié dans L'opinion le 01 - 02 - 2013

«La prise de position de Mohammed V et son opposition à l'application des lois de Vichy au Maroc est l'un des faits essentiels que nul chercheur ne peut ignorer lorsqu'il travaille sur l'évolution des relations franco-marocaines pendant la Deuxième guerre mondiale ou sur la situation des Juifs entre 1939 et 1945»
De temps en temps, des tentatives de dénégation se faufilent sournoisement pour remettre en question la réalité de l'action exceptionnelle du Roi Mohammed V pour la protection de la communauté juive marocaine à un moment crucial et tragique que fut le contexte de la Deuxième guerre mondiale. Ce révisionnisme véhiculé pour des visées propagandistes, émerge par moments comme ce cas récent d'un certain historien français dont les allégations ont été reprises dans un journal français et citées par le quotidien Al Alam (20 décembre 2012). Le journal Al Alam a d'ailleurs mis en exergue les travaux de l'historien marocain Germain Ayyach pour réfuter ces allégations (21 décembre 2012).
Nous avons choisi, dans l'entretien suivant, de nous adresser à l'historien marocain Mohammed Kenbib spécialiste des travaux de recherche en histoire, notamment sur les minorités ethno-religieuses, pour nous éclairer sur la question. L'occasion parallèlement de rappeler le contexte du débarquement au Maroc des troupes des Alliés en novembre 1942 et la Conférence d'Anfa en janvier 1943 dont on célèbre cette année le 70ème anniversaire, sans oublier la célébration toute récente du 68ème anniversaire du Manifeste de l'Indépendance du 11 janvier 1944. On appréciera à la lecture de notre entretien l'importance de la recherche sur la réalité historique qui reste d'une grande complexité et éclaire si besoin est sur une spécificité marocaine indéniable. L'on mettra également le doigt sur les tentatives de schématisation et contrevérités des tenants du révisionnisme dont le souci est de niveler plutôt que rechercher consciencieusement la vérité historique en prétendant à l'existence d'une histoire uniforme des communautés juives partout dans le monde.
Docteur d'Etat de l'Université Paris I– Sorbonne, Mohammed Kenbib enseigne à la Faculté des Lettres de Rabat. Il a été Professeur Visiteur à la Sorbonne et Senior Associate Professor à l'Université d'Oxford. Il a également enseigné aux Etats-Unis. Ses travaux portent sur les mutations de l'Etat et de la société au Maroc et sur les questions de minorités ethno-religieuses. Ses recherches se focalisent actuellement sur le Temps présent.
Parmi ses publications en langues étrangères: «Muslims and Jews in Contemporary Morocco, in Morocco Dimensions», Georgetown University, Washington, 2012 ; «Juifs et Musulmans au Maroc, 1859-1948», Rabat, 1994. Parmi les ouvrages parus en arabe «Yahoud al Maghrib», Rabat, 2010, (2° édition) et «Al Mahmiyoune», Rabat, 2011.
L'Opinion: De la Deuxième guerre mondiale, dont le Maroc commémore ces mois-ci les tournants majeurs que sont le débarquement américain sur ses côtes en novembre 1942 et la conférence d'Anfa (janvier 1943), l'histoire retient en particulier la protection dont ont bénéficié les Juifs marocains et l'opposition du Roi Mohammed V aux lois de Vichy. Etant donné que vous avez consacré une grande part de vos recherches aux relations judéo-musulmanes dans notre pays, pouvez-vous nous exposer les principales données historiques que l'on peut évoquer en la matière ?
Mohammed Kenbib: Pour synthétiser, et sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans le détail des explications que requiert des faits aussi importants, il suffirait sans doute de se poser la question suivante: comment les Juifs marocains ont-ils vécu entre 1939 et 1945 et, surtout, quelle était leur situation à la fin de la guerre ? Il faudrait se poser cette question en ayant en tête le sort tragique de six millions de leurs coreligionnaires d'Europe victimes à la même époque du génocide perpétré par les Nazis. On pourrait songer aussi, à titre comparatif et même si cela n'a aucun rapport avec l'Holocauste, à la situation des Juifs marocains même par rapport aux Juifs de l'Algérie voisine brutalement déchus de la nationalité française après l'abrogation par le régime de Vichy du décret Crémieux aux termes duquel ils avaient été naturalisés en bloc à partir de 1870, ou, autre exemple, par rapport aux Juifs de Tunisie soumis aux travaux forcés et à de lourdes amendes après l'occupation par les troupes allemandes d'une partie du territoire de la Régence. Ce seul constat est hautement significatif en tant que tel.
Les Juifs marocains sont sortis, comme chacun le sait, totalement indemnes de la tourmente. Le potentiel démographique de leurs communautés est demeuré intact. Il faudrait ajouter que l'attitude du Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef et ses prises de position face à la Résidence allaient dans le même sens que le rejet par ses sujets musulmans de la propagande nazie. Ceux-ci sont restés sourds aux appels au saccage des mellahs et à d'autres violences contre les Juifs diffusés par Radio Berlin, Radio Madrid et par d'autres biais. Les traditions multi-séculaires de cohabitation judéo-musulmane ont joué à plein au cours de cette sombre période.
L'imperméabilité des Musulmans à la propagande fasciste, qui est allée crescendo à partir de 1933 et s'est accentuée depuis 1936, est l'un des faits sur lesquels les agents de renseignements américains opérant au Maroc après 1940 ont insisté dans les rapports envoyés à Washington et dans les ouvrages autobiographiques publiés par certains d'entre eux. C'est d'ailleurs ce que n'a cessé de souligner, de son côté, tout au long des années 1930 «L'Afrique Française», mensuel qui publiait un supplément, Renseignements Coloniaux, fournissant toutes sortes d'indications détaillées sur l'échec en milieu musulman des «menées allemandes et italiennes».
L'Opinion: Quels ont été les plus importants travaux de recherche ayant abordé ce thème et de quelle manière cela a-t-il été effectué ?
Mohammed Kenbib: La prise de position du sultan en faveur de ses sujets juifs et son opposition à l'application des lois de Vichy au Maroc est l'un des faits essentiels que nul chercheur ne peut ignorer lorsqu'il travaille sur l'évolution des relations franco-marocaines pendant la Deuxième guerre mondiale ou sur la situation des Juifs entre 1939 et 1945. Des publications universitaires parues notamment au Maroc, en France et aux Etats-Unis en font état. Pour quiconque voudrait comprendre ce qui s'est réellement passé et appréhender le contexte marocain et international, la marge de manœuvre du sultan d'un pays sous protectorat, l'attitude en la matière du Résident Général Noguès, la virulence de l'antisémitisme des éléments européens d'extrême droite établis dans le pays etc., il est essentiel de se référer à des ouvrages écrits sur la base d'une approche académique et fondés principalement sur des archives officielles. Si on s'écarte de la rigueur scientifique, on risque fort de verser dans la polémique et des controverses stériles motivées par des considérations idéologiques et politiques ou autres n'ayant rien à voir avec la volonté de comprendre et la quête de la vérité.
Le souci de comprendre signifie qu'il faut n'avoir comme à priori ni une vision pré-établie gommant toutes les aspérités, les conflits, et les violences et enjolivant des réalités nettement plus contrastées, ni, en sens inverse, choisir de ne retenir qu'une perception monochrome noircissant tout et excluant les niveaux de concordance, voire de confluences, y compris en matière de religiosité populaire comme le montre la vénération de saints communs. De nombreux facteurs fondaient et pérennisaient la cohabitation au quotidien. Les périodes de tranquillité prévalaient sur les phases de tension et les incidents qui les ponctuaient. Placer les fluctuations des relations inter-communautaires dans leur contexte général permet d'éviter les focalisations tendancieuses sur des faits isolés ou survenus dans des circonstances exceptionnelles.
L'Opinion: Quelles sont les archives officielles qui fournissent des éclaircissements ou des indications précises sur la protection apportée par le Sultan à ses sujets juifs lorsque la Résidence a essayé de leur appliquer les lois de Vichy ?
Mohammed Kenbib: Les fonds d'archives du Quai d'Orsay, notamment les nombreux cartons de la série «Vichy Maroc», constituent à cet égard une source de première importance. On peut y relever, à titre d'exemple, un rapport des services de renseignements de Vichy en date du 29 mai 1941 qui indique ceci: «On prétend dans les milieux juifs (de la zone libre) que le sultan du Maroc s'est refusé à appliquer les lois françaises antijuives sous prétexte qu'il ne voyait aucune différence de loyauté dans ses sujets. On loue (ce) souverain et on déclare ouvertement que le gouvernement français pourrait lui demander des leçons de tolérance».
On y découvre aussi une dépêche de l'Agence Française d'Information datée du 25 mai 1941 qui rapporte qu'«on apprend de bonne source que les rapports entre le sultan du Maroc et les autorités françaises se sont sensiblement tendus depuis le jour où la Résidence appliqua les mesures contre les juifs. (Le souverain s'est) refusé à faire la différence entre ses sujets, tous, disait-il, loyaux...». Un autre rapport indique de son côté que des notabilités juives du Maroc ont porté ces faits à la connaissance du Congrès Juif Mondial en ces termes: «Sidi Mohammed, que Dieu le glorifie et prolonge son règne, n'a pas hésité à déclarer (à une délégation des Juifs de Fès) devant des chefs du Makhzen qu'il ne saurait y avoir de différence entre ses sujets».
On pourrait consulter aussi à cet effet les archives américaines. Fort utiles sont également les mémoires de «vice-consuls» ayant servi à l'époque au Maroc en qualité d'agents de renseignements, notamment les écrits de leur chef, Kenneth Pendar, qui a séjourné à Casablanca et Marrakech, et est l'auteur de «Adventure in Diplomacy». Il faut mentionner aussi l'ouvrage autobiographique du représentant spécial du président Franklin Roosevelt en Afrique du Nord et conseiller politique du général Eisenhower, Robert Murphy. Son livre s'intitule «Diplomat Among Warriors».
L'Opinion: Qu'est-ce qui fait que des courants révisionnistes puissent voir le jour pour renier ce passé? Est-ce à cause du manque d'écrits sur le sujet ou de médiatisation de la recherche dans ce domaine?
Mohammed Kenbib: Il est difficile de procéder à une évaluation objective de cet état de fait et d'en déterminer les causes avec précision. Mais ce que l'on peut relever c'est que le courant révisionniste est relativement ancien. C'est depuis un certain temps déjà que les tenants de ce courant s'efforcent de nier les faits et de contester, au premier chef, la coexistence inter- communautaire et la symbiose entre Juifs et Musulmans ayant existé au cours de ce qu'un chercheur de l'envergure de feu Haïm Zafrani appelait «l'âge d'or andalou» et la brillante civilisation à laquelle il a donné lieu. L'une des motivations des auteurs de telles dénégations réside dans leur volonté d'uniformiser et d'unifier le passé des Juifs qu'ils fussent Ashkénazes ou Orientaux et de gommer les différences dans le vécu des uns et des autres. En donnant aux Juifs un même passé, on leur signifie qu'ils ont un même présent et un même avenir. On peut deviner sans peine ce que cela signifie dans un contexte marqué par le conflit israélo-arabe et la question palestinienne.
De manière plus générale, il faudrait reconnaître aussi que la production scientifique des chercheurs arabes sur tout ce qui touche à l'histoire des Juifs et du judaïsme que ce soit en terre musulmane ou ailleurs, notamment en Europe, est plus que limitée. Ce vide est comblé par des écrits à caractère polémiques qui ne servent pas à grand-chose, voire sont totalement contre-productifs. Le devant de la scène est ainsi laissé à des ouvrages présentés avec un vernis de scientificité par des révisionnistes précisément ou des chercheurs trop pressés qui utilisent la bibliographie qu'ils trouvent sans prendre la peine de vérifier la valeur de sa teneur et les références sur lesquelles se fondent ses auteurs. Il y a comme cela des allégations qui, à force d'être répétées et reprises par les uns et les autres -colportées, serait-on tenté de dire-, finissent par acquérir le statut de faits réels et intangibles, voire de vérités. C'est d'ailleurs contre cet état de fait, et les distorsions qu'il véhicule, que le regretté Germain Ayache n'a cessé de mettre en garde.
Le «manque d'écrits» que vous soulevez avec raison concerne de manière plus générale l'histoire des minorités ethno-religieuses dans l'ensemble du monde musulman. L'Université marocaine a une production scientifique honorable en la matière mais ailleurs, à l'exception de la Tunisie, de la Turquie et chez les Palestiniens, c'est un thème qui, pour toutes sortes de raisons, ne suscite pas beaucoup d'intérêt. Il faut ajouter que l'étude des communautés juives du Maghreb et du Moyen Orient ne saurait faire l'économie d'approches comparatives avec l'histoire des Juifs en Europe et en Amérique. Une telle étude requiert beaucoup de patience et exclue, bien évidemment, toute forme de précipitation ou d'improvisation.
L'Opinion: Peut-on dater le processus de «dénégations» dans les écrits des Européens précisément et le révisionnisme qui le prolonge ?
Mohammed Kenbib: Très schématiquement, on pourrait considérer à cet effet trois grandes phases. La première correspond à la période de la colonisation. Les Puissances européennes propageaient alors tout un discours axé sur «le fardeau de l'homme blanc» (le fameux «white man's burden» cher à Rudyard Kipling) et «la mission civilisatrice de l'homme blanc». En pays musulmans, l'accent était mis sur la condition juridique des minorités ethno-religieuses. Les Juifs et les Chrétiens autochtones d'Afrique du Nord et d'Orient étaient présentés comme des opprimés que l'Occident allait émanciper. D'où le noircissement systématique des conditions de vie des «dhimmis» et de leurs rapports avec les Musulmans. La deuxième phase dans ce processus est en étroit rapport avec le conflit israélo-arabe depuis 1948 et la nécessité pour les idéologues œuvrant dans le sens de la cohésion de la société israélienne de réduire le «gap» existant entre ses composantes ashkénaze et sépharade (Orientaux). La troisième phase s'inscrit, quant à elle, dans le contexte de ce que Bernard Lewis a appelé, bien avant Huntington, «le clash des civilisations» et la radicalisation des positions antagonistes des extrémistes de tous bords.
L'Opinion: Doit-on en déduire qu'il y a blocage et que cet état de fait va perdurer au vu de ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient et sur la scène internationale?
Mohammed Kenbib: C'est une hypothèse qui ne serait pas à exclure. Les positions ont tendance en effet à se radicaliser de plus en plus. Dans ces conditions, la voix des chercheurs attachés à la rigueur scientifique et soucieux de pondération, a de fortes chances de demeurer peu audible. D'autant qu'ils n'ont pas accès aux médias parce que les propos qu'ils peuvent tenir n'ont rien de «sensationnel» et nécessitent du temps pour être explicités.
L'Opinion: Le Maroc vient de commémorer l'anniversaire du Manifeste de l'indépendance (11 janvier 1944) et la revendication par les nationalistes de l'instauration d'un régime démocratique garantissant aux Marocains «l'égalité des droits et devoirs sans privilège d'ordre religieux ou racial et la liberté de croyance et d'opinion pour tous». Quelle a été la part des Juifs marocains dans la lutte pour l'indépendance?
Mohammed Kenbib: Il faudrait peut-être se concentrer sur les positions non pas des communautés juives de manière générale mais sur celles des élites. De manière très schématique ce qu'on peut dire, en prenant en compte le processus de mutations à l'œuvre depuis le XIXème siècle et les efforts des Puissances européennes en direction des strates supérieures des communautés, c'est que les générations formées sur les bancs des écoles de l'Alliance Israélite depuis 1862 étaient devenues francophones et, à la longue, francophiles. Influencées par la naturalisation française de leurs coreligionnaires d'Algérie, elles aspiraient à la citoyenneté française. Un segment limité de cette élite était influencé quant à lui par le sionisme dès le début du XXème siècle, et surtout après la Déclaration Balfour (1917). Ce courant, minoritaire jusqu'à la Deuxième guerre mondiale, a accru son audience après 1945, avec l'appui d'organisations juives américaines et leurs œuvres philanthropiques. Ses animateurs ont joué un rôle important dans l'organisation de l'émigration clandestine en direction d'Israël dès 1947-1948. Par ailleurs, il faut rappeler aussi que les élites juives ne se reconnaissaient pas dans la dimension religieuse des fondements idéologiques du mouvement nationaliste et les liens de ses leaders avec le monde arabo-musulman. Et ce malgré les appels des nationalistes les ayant exhortées dès le début des années 1930, sur les colonnes de L'Action du Peuple et de La Volonté du Peuple, à se joindre à la lutte commune. Restait un espace de collaboration : les syndicats et le Parti Communiste Marocain. Juifs et Musulmans y ont été au coude à coude dans les luttes des travailleurs contre l'exploitation coloniale. D'autres militants juifs ont exprimé leurs sympathies, voire leur adhésion, au Parti de l'Istiqlal et au Parti Démocratique de l'Indépendance ainsi qu'à des partis nationalistes de la zone espagnole.
L'Opinion: Quel substrat culturel fonde la nostalgie de la communauté juive marocaine pour le pays d'origine et permet qu'un lien reste toujours à l'œuvre jusqu'à aujourd'hui ?
Mohammed Kenbib: L'enracinement plus que bi-millénaire de ces communautés dans le pays, le fort sentiment d'appartenance marocaine qui les animait avant qu'elles ne soient confrontées aux mutations et la transformation des mentalités générées par la pénétration européenne et le sionisme à l'époque contemporaine, et les spécificités de leur cohabitation avec les Musulmans, ne pouvaient que laisser des traces profondes dans la mémoire collective des Juifs marocains -ou des Marocains juifs, comme le précisait si justement feu Edmond Amrane El Maleh. La force de la composante marocaine de leur identité, où qu'ils soient, explique dans une large mesure, la nostalgie qu'ils éprouvent à l'égard du Maroc... Certains d'entre eux effectuent d'ailleurs des démarches auprès des ambassades et des consulats du Maroc pour se faire délivrer un passeport marocain. L'importance de la charge symbolique de telles initiatives est plus qu'évidente. Il serait sans doute inutile de rappeler ici l'affluence que connaissent chaque année les «hilloulot» et le retour périodique au pays d'un nombre important de Juifs qui viennent prendre part à ces «moussems», se recueillir sur les tombes de leurs ancêtres et faire du tourisme.
Dans un environnement international marqué par toutes sortes de turbulences et de confrontations, il me semble, par ailleurs, que l'évolution actuelle du Maroc ne peut que contribuer à nourrir ce genre de sentiment. De manière plus explicite, on peut évoquer à cet égard la référence dans la Constitution du Royaume adoptée en juillet 2011 à la composante hébraïque de la culture marocaine. C'est une disposition constitutionnelle exceptionnelle, surtout au regard des crispations, du rejet des différences, et des replis identitaires prévalant sous des formes diverses dans le reste du monde, y compris, bien évidemment, en Occident.
Mohammed Kenbib lors de ses recherches dans les Archives du Quai d'Orsay à Nantes.


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