Malgré les tentatives de modernisation de l'économie nationale et les politiques d'inclusion, le secteur informel demeure un pilier silencieux du tissu productif marocain. C'est ce que révèle la dernière Enquête nationale sur les unités de production opérant dans l'informel (ENSI 2023-2024), rendue publique par le Haut-Commissariat au Plan (HCP). Conduite d'avril 2023 à mars 2024 sur un échantillon de 12 391 unités, cette étude actualise les données disponibles sur ce pan majeur de l'économie non observée. Selon le HCP, quelque 2,03 millions d'unités de production informelles (UPI) étaient en activité au Maroc en 2023, soit une hausse de 353 000 par rapport à 2014. Le phénomène est très largement urbain : 77,3 % des UPI sont localisées en milieu urbain, concentrées notamment dans la région de Casablanca-Settat (22,7 %). Le commerce reste dominant (47 %), mais recule au profit des services (28,3 %) et du BTP (11,6 %). Ces unités sont, dans leur immense majorité, des entités unipersonnelles : 85,5 % n'emploient qu'un seul individu, toujours selon les données du HCP. Mais c'est surtout leur précarité d'installation qui interpelle : plus de la moitié des UPI (55,3 %) n'ont pas de local professionnel fixe, et 4,6 % opèrent depuis un domicile. Le BTP est emblématique de cette instabilité, avec 90,2 % d'activités menées sans lieu dédié, souvent chez le client. Dans l'industrie, 56,5 % des unités possèdent un local, et 22,5 % travaillent à domicile. Le HCP souligne que l'accès aux infrastructures reste inégal : l'eau potable, l'assainissement et l'Internet font défaut à une large part des unités. Malgré les dispositifs d'accompagnement, le taux d'enregistrement administratif reste marginal, souligne le HCP. Seules 14,2 % des UPI sont inscrites à la taxe professionnelle, et à peine 1,7 % bénéficient du statut d'auto-entrepreneur. Cette faiblesse s'explique par les conditions d'exercice – souvent mobiles ou précaires – et par l'absence d'incitations économiques concrètes. Le commerce et l'industrie enregistrent les taux d'immatriculation les plus élevés, mais le secteur du BTP reste fortement en retrait, note l'enquête du HCP. Lire aussi : Secteur informel : une régularisation qui peine à contenir l'ampleur du fléau Une économie de nécessité plus que de vocation Le HCP précise que 68,3 % des créateurs d'UPI l'ont fait par nécessité économique, contre seulement 31,7 % pour des raisons de choix personnel ou familial. Cette contrainte est encore plus forte chez les femmes (71,9 %). Ces dernières doivent souvent conjuguer activité professionnelle et responsabilités domestiques, ce que 30 % d'entre elles jugent difficile, contre seulement 8,1 % des hommes. L'accès au financement est un frein majeur à la structuration du secteur. Le HCP constate que 72,2 % des UPI sont créées par autofinancement, tandis que le crédit bancaire n'est mobilisé que dans 1,1 % des cas. Seuls 2,1 % des dirigeants disposent d'un compte bancaire dédié à leur activité. Le HCP pointe un ensemble d'obstacles : refus culturel de l'endettement, garanties exigées trop élevées, ou encore absence de statut juridique clair. Une contribution importante mais en déclin relatif Selon les calculs du HCP, le chiffre d'affaires annuel du secteur informel est passé de 409,4 à 526,9 milliards de dirhams entre 2014 et 2023, soit une hausse de 28,7 %. Pourtant, la part du secteur dans la production nationale hors agriculture et administration publique a chuté de 15 % à 10,9 %. La valeur ajoutée générée a atteint 138,97 milliards de dirhams en 2023, en progression par rapport à 2014, mais sa contribution à la richesse nationale est passée de 16,6 % à 13,6 %. Le HCP observe une mutation sectorielle : la part du commerce diminue (de 43,1 % à 38,9 %), tandis que les services (25,6 %) et le BTP (14,8 %) gagnent en poids. Dans l'industrie informelle, l'alimentaire (49,2 %) supplante désormais largement le textile (16 %), en fort déclin. L'enquête du HCP établit que le secteur informel représentait 33,1 % de l'emploi non agricole en 2023, contre 36,3 % en 2014. En chiffres absolus, cela représente 2,53 millions d'actifs. Le commerce concentre 44,1 % des emplois informels, suivi des services (28,7 %), de l'industrie (15 %) et du BTP (12,2 %). La majorité de ces emplois sont urbains et non couverts par un contrat ou une protection sociale : 60 % des salariés informels n'ont aucun contrat, et 77 % ont été recrutés par relation familiale ou personnelle. Des liens accrus avec le secteur formel Enfin, le HCP note une transformation des circuits d'échange. En 2023, 33,7 % des approvisionnements informels provenaient du secteur formel, contre 18,2 % en 2014. De même, 2,4 % des ventes informelles sont désormais destinées au secteur formel, un chiffre en progression, même s'il reste modeste. La majorité de la production informelle reste consommée directement par les ménages. Cette nouvelle enquête du Haut-Commissariat au Plan illustre une réalité économique hybride, où l'informalité reste à la fois un facteur de résilience sociale et un défi de gouvernance publique. Elle souligne le rôle pivot des UPI dans l'emploi, la production et la consommation, tout en mettant en évidence les failles de leur intégration dans le système économique formel.