La microfinance est un instrument de lutte contre la pauvreté. La création d'une centrale de risque est pertinente, mais certainement pas suffisante. Malgré l'échec, Zakoura a contribué à la notoriété du microcrédit marocain à l'international. Le point avec Jean-Michel Servet, professeur d'Etudes du développement à l'IHIED. - Finances News Hebdo : Comment définiriez-vous la microfinance ? - Jean-Michel Servet : Il existe deux définitions. Il y a la définition initiale qui est un instrument de lutte contre la pauvreté, c'est-à-dire permettre de créer des ressources par des activités pour des populations à faible ou à très faible revenu. La deuxième définition, de plus en plus acceptée, et qui fait qu'on parle moins de microfinance mais plus d'inclusion financière, est que ce sont des institutions qui donnent la capacité à des populations qui sont exclues du système bancaire, notamment du service de crédit, mais pas seulement, de pouvoir emprunter, épargner, s'assurer, transférer des fonds. Selon les pays, la définition des services offerts est plus ou moins large. - F. N. H. : Quelles relations pouvez-vous établir entre la microfinance et les politiques publiques ? - J. M. S. : A l'origine, la création des institutions délivrant ce genre de services a été fortement soutenue par des aides, et notamment par des aides publiques. C'était pour la plupart, au départ, des initiatives de la société civile qui étaient ainsi appuyées. Compte tenu de la médiatisation du microcrédit, on a vu d'une part les gouvernements utiliser de plus en plus ces prêts, notamment avec pour objectif de diminuer la pauvreté et, d'autre part, on a constaté une insistance de plus en plus forte pour que les institutions de microfinance soient financièrement autonomes. - F. N. H. : Que pensez-vous du cas marocain? - J. M. S. : Le cas marocain est un cas exceptionnel à différents points de vue. Le premier élément de son caractère exceptionnel est son cadre institutionnel, c'est-à-dire que dans la plupart des pays il y a une diversité du cadre institutionnel. Au Maroc, dès la fin des années 1990, les autorités ont mis en place un cadre obligeant ces institutions à avoir la forme d'association ou de fondation, c'est-à-dire être sans but lucratif. C'est exceptionnel et il est amusant de constater que si on compare l'Ethiopie et le Maroc, qui sont les deux pays d'Afrique qui ont eu le taux de croissance le plus élevé de leurs institutions de microfinance, qu'à l'opposé du Maroc, l'Ethiopie a un cadre à but lucratif qui a été étendu à un cadre coopératif et mutualiste, mais en excluant le statut d'association ou de fondation. Le deuxième élément est que c'est l'un des pays qui a connu une croissance extrêmement forte du nombre de clients et, troisième élément, c'est un pays qui a subi une montée considérable des impayés à partir de 2007. Sans doute, on peut penser que le cadre contrôlé plus qu'ailleurs des institutions de microfinance a fait que le Maroc a su maîtriser cette crise et limiter ses effets, notamment en comparaison avec d'autres pays. Le cas marocain est intéressant de ce point de vue aussi. - F. N. H. : Quels sont, selon vous, les freins de la microfinance marocaine ? - J. M. S. : Le frein qui est en même temps un point positif est incontestablement le cadre qui lui a été donné. Or, ce cadre constitue un frein à la diversification directe des services offerts ; c'est-à-dire que le besoin de services financiers pour les populations exclues de ces services n'est pas seulement celui du crédit, c'est aussi un besoin d'assurance des biens, d'assurance sur la vie, d'assurance des services de transferts et un service d'épargne qui est un besoin considérable. Or, on peut considérer que, par ailleurs, les services existent. Je pense à La Poste notamment, mais dans la plupart des pays on crée un cadre qui permet une diversification par des adossements à des établissements bancaires ou d'assurance, mais elle constitue une limite, y compris pour doter les établissements de ressources propres. La deuxième limite qui est critiquée notamment par la Fondation Banque Populaire pour le microcrédit, est la taille des prêts, étant donné qu'ils sont destinés à une population exclue du système financier; donc, ils ont besoin de prêts aux montants plus élevés parce que s'ils n'atteignent pas des montants supérieurs permettant de financer des activités génératrices de revenus, les clients vont tenter de multiplier les prêts auprès des différentes organisations. Donc, ceci encourage le cumul des prêts. D'ailleurs, la Fondation Banque Populaire pour le microcrédit a constaté que ce ne sont pas les clients qui étaient le plus surendettés par la multiplicité des prêts, mais ceux qui remboursaient le plus mal. Donc, là il y a un problème qui se pose autour de la limite du montant des prêts. C'est sans doute un deuxième frein au développement du microcrédit. Le troisième frein du développement de la microfinance au Maroc est qu'une partie de la population ne se reconnaît pas dans la culture du microcrédit. Je désigne par là les mécanismes de prêts à intérêts explicites et il y a un malaise moral, car ces populations se situent en dehors de ces logiques, alors qu'elles pratiquent un commerce, qu'elles ont des relations avec des clients; les fidéliser oui, mais avec des systèmes sans intérêts. Dans un certain nombre de pays comme la Mauritanie, il y a un développement beaucoup plus important qu'au Maroc de ce qu'on appelle les prêts alternatifs et, dans d'autres pays, «les prêts islamiques», c'est-à-dire les prêts qui sont organisés et autorisés par la chariaa. Le Maroc n'a pas développé sa microfinance pour les clients en différents mécanismes de prêts. Je suis incapable de déterminer la proportion de la population intéressée par ce genre de prêt. - F. N. H. : Quelles sont les perspectives de ce secteur ? - J. M. S. : Si ces questions ne sont pas traitées pour des raisons politiques ou autres, le rythme d'accroissement sera moins important que ce qu'on pourrait imaginer, notamment pour des prêts de petites tailles à destination de populations plus éloignées de la culture bancaire à l'occidentale. On peut penser que les institutions existantes stabiliseront leurs clients, qu'elles viseront à les fidéliser et à leur donner plus de prêts. - F. N. H. : Comme nous le savons, l'expérience Zakoura fut un échec. Quels en sont les causes à votre avis? - J. M. S. : Je ne dirais pas que l'expérience Zakoura fut un échec, je dirais que Zakoura a échoué, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. On doit considérer que Zakoura a contribué à l'expansion du microcrédit à l'intérieur du pays de manière indéniable, dans une expansion extrêmement forte et qu'elle a contribué à la notoriété du microcrédit marocain à l'international; donc, de ce point de vue, ce n'est pas un échec. L'expérience a échoué car son succès pendant plusieurs années a évité de penser aux limites. Il a existé une certaine conviction dans une croissance indéfinie sans mettre en place des systèmes d'intervention efficaces pour prévenir le surendettement. D'une certaine façon, Zakoura a été victime de son succès et de la médiatisation de celui-ci. - F. N. H. : Quelles sont les actions nécessaires afin d'éviter un nouvel échec à ce secteur? - J. M. S. : Il est évident que dans le contexte marocain, la proposition qui a été faite de création d'une centrale de risque est pertinente, parce qu'il y a déjà une centrale de risque de la microfinance, mais qui se limite à un certain nombre d'organisations, surtout pas à l'ensemble des prêts de la microfinance, mais aussi l'ensemble des institutions offrant des prêts. Or, on sait très bien qu'une personne peut contracter un crédit à la consommation, acheter un frigo, le revendre immédiatement et avoir ainsi un crédit à la consommation. Donc, si vous n'avez pas un fichier qui englobe l'ensemble des informations sur tous ces prêts, vous passez à côté de la question. Là on a un système qui est en train de se mettre en place et qui peut être performant. La limite de ce genre de système c'est que vous n'avez jamais complètement le contrôle pour savoir s'il y a plusieurs membres d'une même famille qui ont obtenu un prêt. On peut évidemment demander la carte d'identité de l'époux et de l'épouse, mais on peut avoir plusieurs membres de la même famille qui empruntent et qui se repassent le prêt ou bien l'usage de voisins qui servent de prête-noms. Donc, les bureaux de traitement de l'information sur les prêts ne sont jamais autant performants qu'on l'imagine; on le voit très bien dans l'expérience latino-américaine. Par contre, cela signifie aussi que la meilleure performance d'un système en matière de remboursements est, évidemment, la bonne relation entre l'agent de crédit et l'emprunteur. Ce qui suppose d'avoir des agents de crédit qui soient stabilisés dans leur emploi et qui soient suffisamment bien payés. C'est un élément qui est indispensable pour maintenir cette relation et les courses en avant ont précisément pour cause une croissance effrénée qui devient à terme défavorable au microcrédit lui-même. En tout cas, il y a une nécessité de renforcer la formation des agents du microcrédit et je pense que c'est une action importante. La troisième action nécessaire est de sortir de la croyance selon laquelle la microfinance ne doit jamais être subventionnée. Il est certain que dans des zones rurales à très faible densité de population les montants des prêts se réduisent, ça ne peut pas réellement être rentable. Alors, soit on considère que les organisations de microfinance font en quelque sorte une subvention croisée à l'intérieur de l'institution, c'est-à-dire qu'elles dépensent de l'argent qu'elles gagnent par ailleurs. Mais ceci dépend de la bonne volonté de l'institution et dans la compétition qui, naturellement, l'oppose aux autres institutions de microcrédit; il y a un risque qu'elles ne se livrent pas ou peu à des opérations à pertes et donc que certaines zones et certains types de populations subissent une forte exclusion financière. Il est possible de mesurer l'efficacité de chaque institution et de subventionner certaines d'entre elles pour des actions spécifiques, car «on ne demande pas à chaque bureau de poste dans un pays d'être rentable», c'est à peu près la même chose pour la microfinance. Donc, dans les actions nécessaires, je crois qu'on doit soutenir la microfinance, mais avec des objectifs ciblés avec précision et contrôlés. Le quatrième élément, c'est évidemment de penser la diversification de la satisfaction des besoins; j'entends par là les systèmes d'assurance, les systèmes de pension qui sont un besoin essentiel pour lutter contre la précarité des gens. - F. N. H. : Pensez-vous que la crise qu'a connue le monde a impacté le secteur de la microfinance dans le monde, en général, et le Maroc plus particulièrement? - J. M. S. : L'impact de la crise est à plusieurs niveaux : il y a un premier effet de la crise qui est évidemment au niveau économique et un autre au niveau idéologique. Le niveau économique est le fait que, dans certaines zones, les revenus des populations ont diminué et, surtout, ceux des familles de migrants. A partir du moment où les revenus de ces familles diminuent, cela a un double effet. Le premier effet est que leur capacité de rembourser les prêts diminue; un certain nombre de crises dans différents pays est en premier lieu lié à cela. Le deuxième élément est qu'à partir du moment où vous avez un ralentissement de certaines activités et de certaines ressources, les populations d'elles-mêmes anticipent qu'elles ont moins besoin de crédits pour joindre les deux bouts, en quelque sorte. Or, les gens remboursent les microcrédits non pas parce qu'ils sont satisfaits du service, mais parce qu'ils veulent obtenir un futur crédit. Si les gens ont moins de perspectives de s'endetter, ils rembourseront beaucoup moins leurs prêts. Je crois qu'on a trop souvent évoqué le surendettement pour les crises dans différents pays, il ne faut pas non plus oublier cette dimension là. Quant à l'effet idéologique, il est extrême : on a eu l'illusion que le marché pouvait tout résoudre, que la microfinance offrait, par le biais du marché, différentes solutions et qu'elle allait par miracle réduire la pauvreté de la population. D'une part, on s'est aperçu que c'était moins vrai, c'est-à-dire l'effet sur la diminution de la pauvreté étant faible, par contre l'effet de diffusion des services financiers diversifiés dont les gens ont besoin va se manifester, ce qui permet aux gens de mieux régler dans le temps leurs ressources et leurs dépenses; ceci diminue la précarité. Mais l'image positive du microcrédit a considérablement diminué dans le contexte d'une mise en cause de l'idéologie néo-libérale à laquelle certaines formes de sa promotion ont pu l'assimiler.