La grande majorité des Marocains se plaignent de la curiosité malsaine de leurs compatriotes. Ne ratant rien eux-mêmes des allées et venues des autres, ils n'admettent pas qu'on se mêle de leurs affaires. Cela s'appelle « Tbarguig ». Le phénomène n'est pas fortuit. Il participe d'une conception communautariste de la société où le « je » se doit de prendre en considération le regard du « nous ». L'émergence de l'individu se fait dans la douleur. La curiosité malsaine l'est précisément parce qu'elle s'apparente à une intrusion dans la vie privée du voisin, du collègue, du vis-à-vis de table, de l'autre. De cette curiosité peuvent découler des dégâts sociétaux considérables : racisme, exclusion, divorce, affrontement et crimes passionnels. On a même vu l'Etat instrumentaliser cette détestable tare pour sa fameuse raison. Focus. Chercheur enseignant en France, Fatima n'en revient pas. Le portier d'un club de vacances l'a interpellée la veille pour lui demander de porter des baskets plutôt que ses chaussures à talon pointu. Elle passe souvent devant lui, attend qu'il lui ouvre la barrière et pénètre en voiture jusqu'à la porte de son bungalow. Même quand elle lui parle, le portier reste à une distance respectable de la vitre du véhicule. Alors elle a passé une bonne partie de la nuit à se demander comment ce gardien a pu voir ses pieds enfouis entre accélérateur et embrayage. Pourquoi a-t-il du engager un effort digne de la PJ pour identifier le type de chaussures qu'elle porte ? De quel droit lui demande-t-il de se chausser autrement ? Fortement intriguée, elle décide alors de lui poser des questions. La réponse était au bout de la langue : «Je n'ai cherché que votre bien. Je vous vois vous démener entre courses et tracas des enfants. Un bon Musulman doit être sensible aux soucis des autres». «Comment avez-vous su que je portais des chaussures à talons-aiguille ?», lui demanda-t-elle. Là aussi, la réponse était toute prête : «Parce qu'à chaque fois que vous regagnez votre bungalow, vous vous en débarrassez aussitôt pour les déposer dans le coin gauche de votre terrasse». Il est vrai que la terrasse n'est loin que d'une trentaine de mètres de la barrière. Mais enfin… Qu'est-ce qui anime notre gardien ? Ses motivations ? «Cet homme se trouve dans la même situation qu'un guichetier de banque ; il voit les millions transiter entre ses mains sans qu'il puisse en bénéficier. De la même manière, notre gardien voit défiler devant lui des vacanciers nonchalants, bronzés, épanouis, «heureux» sans qu'aucun d'eux ne daigne lui prêter quelque attention. Les regards le traversent furtivement. Il n'existe pas. Il fait partie du décor. C'est tout. Alors, il cherche à s'affirmer en traquant les détails physionomiques, les attitudes et la tenue des pensionnaires. C'est sa façon de rappeler qu'il existe. Pour lui, l'indifférence est la pire des humiliations», me dit Aziz M, psycho-neurologue. L'oisiveté ou la vertu du vice Sans tomber dans le piège des théories ségrégationnistes, posons-nous la question de savoir si cette curiosité malsaine peut avoir quelque rapport avec la mémoire génétique. Enseignante et ex-chercheur marocaine en biologie moléculaire à l'INSERM, Oum el Banine Gueddiche est catégorique : «C'est ridicule, sauf à épouser les théories nazies en la matière. On ne naît pas menteur, filou ou «berguag». On le devient». Au chapitre du «tbarguig», l'oisiveté tient le haut du pavé. L'oisif est en mal d'identité sociale. Il se taille un rôle qui, au fil du temps, deviendra une mission. Gare à ceux qui lui reprocheront de s'y atteler minutieusement ! Parmi les chômeurs de longue durée et les retraités, le phénomène prend des dimensions effrayantes. Pointé à l'entrée du derb, le «berguag» oisif traque le moindre mouvement des habitants. Il tient mordicus à détailler les paniers de la ménagère, sans omettre de pointer les naissances, les décès, les circoncisions, les héritages, les divorces, les fiançailles et, avant tout, les turpitudes de chacun. Il lui arrive même d'effectuer des déplacements éprouvants pour recouper une information ou confirmer une rumeur. C'est sa voie d'intégration au cœur des préoccupations individuelles et collectives de la communauté (quartier, derb, ville…etc.) En rapportant aux uns et autres les informations…des uns et des autres, ce genre de «voyeur» s'auto-octroie un statut de conseilleur et de confident. Arrivé à être utile, il peut pousser le vice jusqu'à devenir incontournable. Certains peuvent mourir de dépit amoureux lorsque leur entourage cesse de les écouter et a fortiori les consulter. Parfois, ce type de curiosité devient le moyen privilégié de prévenir les tracasseries et autres flops. On perce les regards, étudie les attitudes et devine les stratagèmes de son entourage dans l'unique but de «sécuriser» son environnement immédiat. «L'être humain est foncièrement méchant. Si tu ne fais pas attention à tout, tu risques d'être pris au dépourvu», affirme Samia, la call girl qui dévisage copieusement la clientèle d'un salon de thé. «Je ne commence la «chasse» qu'après avoir terminé l'inspection des lieux et leurs occupants. En général, cela me prend près d'une demi-heure. Par exemple, je sais que le bonhomme assis seul au centre de la salle attend sa sœur. Il balade les yeux entre son portable et sa montre. L'ami qui l'a accompagné est parti en lui demandant de transmettre le bonjour à sa sœur qui vient d'ailleurs de l'appeler pour lui annoncer son arrivée imminente. Je peux même te dire qu'il existe un rapport pas très catholique entre la sœur et le copain», ajoute-telle. La peur de l'autre Plus généralement, le «tbarguig» marocain provient d'une ère lointaine où la peur de l'étranger imposait une vigilance soutenue. Dans les vieilles cités marocaines, les étrangers à la médina étaient localisés dans les «foundouqs» avec leurs montures. Les visiteurs logés par l'habitant étaient soumis à une véritable enquête. L'hôte se prêtait volontiers aux interrogatoires et personne n'y trouvait rien à dire. La sécurité du groupe était en jeu. L'esprit clanique et l'impératif tribal primaient en ces temps-là. Le désenclavement ethnosocial et culturel s'opérait par le biais des souks hebdomadaires qui faisaient également office de foire aux informations. De nos jours, l'explosion urbanistique n'a pas mis fin à la «curiosité de l'autre». La médina a été reproduite dans des quartiers neufs. On commence par demander une pincée de sel et on finit parfois par le mariage des enfants. «Les sionistes ne nous ont point colonisés par le viol de nos frontières, mais par le biais de nos défauts», écrivit Nizar Qabbani, au lendemain de la défaite des armées arabes en juin 1967. C'est par la fouine systématique dans les mœurs des autres que le rapport de forces s'établit à l'intérieur du derb et du quartier (hawma). Les Etats l'ont compris depuis la nuit des temps. Vingt bons siècles avant J.C, Sun Tzun l'a dûment consigné dans son «Art de la guerre» : «Un ennemi qui n'est pas disséqué jusqu'à ce qu'on connaisse les noms de ses nouveaux-nés du jour est un ennemi invincible». Les récits bibliques, repris par le Coran, ont relaté copieusement – le Livre des Musulmans lui a consacré une longue sourate – l'équipée de la huppe chargée par le roi Salomon d'espionner le royaume de Saba. Le fameux «coq des chants» (houdhoud) lui a fourni l'information stratégique : une contrée gouvernée par une femme. La séduction s'imposa au détriment de la guerre. A l'intérieur des frontières, les Etats espionnent leurs citoyens, essentiellement pour instaurer, restaurer ou maintenir un rapport de forces donné. La Maroc détient l'exclusivité mondiale d'un concept unique et inédit de l'«espionnage de proximité» : Il s'agit du corps des «chioukhs», «Moqaddems» et autre «jarray». Drôles de personnages que ces serviteurs de l'Etat ! Imaginez un moqaddem officiant à New York, Tokyo ou Londres. Il finirait, au meilleur des cas, entre les mains d'un juge de correctionnelle pour diffamation ou dénonciation calomnieuse ! Ici, le moqaddem peut provoquer un déni de justice généralisé en diffamant un quartier tout entier. Du temps de feu Hassan II, des villes entières furent diffamées et des morts sont tombés. Des témoins directs des évènements de juin 1981 ont établi le fait que certains rapports de la DAG étaient exagérément alarmistes au point de contribuer directement à la montée des tensions sur le terrain. D'ailleurs, cette Direction des affaires générales (DAG) est bâtie sur le laborieux reniflement des chioukhs et autres moqaddems. Tous les jours que l'éternel fait. Instauré par les Français pour servir l'impératif d'interfaçage entre les «bureaux arabes» et la population, ce corps sous-caïdal n'a pas hésité, avant et après l'indépendance, à briser des destins collectifs et individuels. Certains ont zélé au point d'avoir puissamment contribué à intensifier les affres des années de plomb. Les citoyens flics Plus généralement, le Marocain demeure magnanime en information. Arrivé à Casablanca, On peut prétendre retrouver un Mohamed Ben Ahmed sans trop de peine. Vous trouverez toujours quelqu'un de dramatiquement disponible pour vous mettre entre ses mains. Allez donc chercher un Dupont en Île-de-France ! Pensez que les trois quarts des accusés de jihadisme arrêtés au lendemain des attentas criminels du 16 mars 2003 le furent grâce à l'implication des «bons citoyens» que nous sommes ! Aujourd'hui encore, les métiers sécuritaires restent attractifs et continuent à faire rêver : «Qu'ils me donnent donc une seule journée de pouvoir absolu dans ce pays ! Je les autorise à me tuer le lendemain, mais à la condition expresse de me laisser les mains libres», me dit un jour un jeune ingénieur. Il est même des espaces publics voués au «tbarguig» : l'intersection de rues, le café et le hammam. Ce dernier est le lieu privilégié du voyeurisme social féminin. C'est là que l'information la plus intime, la plus personnelle et la plus «stratégique» se déploie avant d'être remontée vers ces messieurs souvent suffisants. Certaines femmes sont sorties du hammam avec un joli divorce en tête. D'autres ont pu y puiser les infos nécessaires à la survie économique ou politique de leurs époux. C'est lorsque la sale curiosité se joint à la rumeur et que le délire épouse allègrement le factuel qu'elle sévit le plus. Des vies sont brisées, des couples éclatés, des quartiers enflammés et même des gouvernements déstabilisés. La technologie du «voyeurisme malfaisant» demeure prospère dans notre pays. Elle se consolide proportionnellement à l'intensité de notre confrontation de la modernité. Ah, si l'on pouvait exporter la marque de fabrique marocaine qu'est le «tbarguig» ! Notre balance commerciale aurait retrouvé l'équilibre depuis belle lurette ! Je ne peux conclure sans citer un «barguag» qui m'a aperçu, au lendemain de ma lune de miel, en compagnie de ma sœur cadette. Il a pris la peine de charger sa femme de la sale commission : «ton mari te trompe avec une femme aux cheveux châtains, aux yeux couleur noisette, avec un beau grain de beauté sur le haut de la joue droite…» Si ma femme n'avait pas deviné qu'il s'agissait simplement de ma sœur M. j'aurais probablement «loupé» la procréation de mes trois rejetons ! Méfiez-vous des voyeurs et autres écouteurs de mauvais aloi. Surtout «rentrez dans le souk de votre tête», comme disent nos compatriotes… qui n'y mettent jamais les pieds.