Peintre, pédagogue, agitateur : Abdelkrim Ouazzani a donné à Tétouan son empreinte indélébile. Le Festival du cinéma méditerranéen de Tétouan (FCMT) lui doit son âme, et la ville son cachet. Suivez La Vie éco sur Telegram Il parle peu. Déteste l'à-peu-près. Tourne le dos à l'incohérence... Abdelkrim Ouazzani, c'est la rigueur. Pas celle qui bride, celle qui construit. Il incarne cette Tétouan qu'on disait de l'ombre, éclipsée trop longtemps par les Casablancais, Belkahia, Chabaâ, Melehi, la clique solaire. Mais le Nord relève la tête : Tétouan a enfanté des géants. Elle a surtout vu naître Ouazzani. Elève, prof, puis directeur de cette école devenue mythe, il a fait de la peinture un scalpel. Fin, sec, précis, il taille dans le réel pour en extraire la sève. Chez lui, pas de manières, pas d'effet. Il ne cherche pas à séduire. Il cherche à dire. À secouer la forme. À remettre du souffle là où d'autres ont posé du vernis. Ouazzani n'est pas là pour décorer le monde, il le travaille à vif. Dans la médina de Tétouan, au détour de la ruelle Zaouia Qadiriya, un petit riad hérité, pas plus grand qu'un rêve d'artiste ; son maître de céans l'a sobrement nommé : «L'Atelier». Pas de chichis, pas de vernis : juste un antre où l'air vibre d'idées folles, où les amis se pressent pour ourdir des complots culturels. C'est là que bat le cœur d'Abdelkrim Ouazzani, ce peintre rêveur et pionnier, qui croque les grandes questions existentielles avec la simplicité d'un trait de fusain – simple, mais vicieuse comme un mirage. Ouazzani, c'est le genre de type dont le nom sonne déjà comme une bénédiction : généreux jusqu'à l'os, il ouvre grand ses portes. Dans les années 70, quand il hérite de ce bout de maison, il n'y voit pas un héritage poussiéreux, mais un laboratoire vivant. Des soirées tonitruantes s'y déchaînent, où l'imagination fuse comme du champagne sans étiquette. Des projets naissent là, dans la fumée des cigarettes et les éclats de rire : le Salon de Printemps de Tétouan, inauguré en 1979 sur la place mythique du Feddan (actuellement place Méchouar), un espace ouvert comme une paume tendue. Et surtout, l'étincelle du Festival du cinéma de Tétouan, qui, au début des années 80, se nourrit de ces nuits blanches. On y bricole des affiches à la main, aux pieds nus, avec les tripes : un art primal, organique, comme si Ouazani invoquait déjà un street art avant l'heure, ou qu'il était le cheikh d'une zaouia frappé par la grâce. Les artistes affluent, les plumes s'aiguisent. Des plumes comme celle d'Abdelwahab Meddeb ; des cinéastes comme Ahmed Yachfine ou Youssef Chahine, qui débarque avec son aura de géant égyptien…et les stars du festival : Abdelkrim Derkaoui, Farida Benlyazid, pour ne citer qu'eux. Autour d'eux, la clique des cinéphiles tétouanais forme un chœur profane, obsédé par l'écran comme d'autres par la prière. Ouazzani, lui, est le maître de cérémonie invisible : il convie, il provoque, il fait jaillir la magie. Souvenez-vous de cette édition où il trimballe une sculpture monumentale, une vipère géante en résine et en malice, qu'il dépose comme un serpent de jardin d'Eden dans les recoins de la ville. Dans une salle de débat du festival, même ! Un clin d'œil espiègle, une farce existentielle : «Et si le cinéma mordait pour de vrai ?» Démarche Mais Ouazani n'est pas que songe-creux. C'est un faiseur, un bricoleur au scalpel précis. Il conçoit des chevalets nomades pour les affiches du festival, des supports… Tétouan respire alors l'art par tous les pores : la ville devient un plateau en live, un happening permanent. Puis viennent ses propres affiches, ces bombes graphiques qui explosent de joie païenne. Elles ne vendent pas du rêve ; elles l'injectent. Leur secret ? Une capacité à sidérer, à faire sourire en coin, à transformer une simple promo. «C'est de l'art qui danse», diraient les critiques – et ils ont raison, car ces posters incitent au vertige heureux, au vertige collectif. Il faut dire qu'il serait impossible d'imaginer le Festival du cinéma méditerranéen, voire Tétouan, sans cette «touche» Ouazzani – cette caresse ensorcelante qui infuse le tout d'une vitalité rebelle. Il n'a pas seulement décoré les murs ; il a repeint l'air du temps. Abdelkrim reste ce saltimbanque essentiel : un rappel que l'art n'est pas un luxe, mais une respiration, un coup de reins contre l'oubli. Et si on rouvrait l'Atelier pour une nuit ? Juste pour voir ce qu'il mijote encore.