Alors que l'Afrique s'engage dans un assouplissement monétaire historique, le Maroc campe sur une orthodoxie justifiée par ses vulnérabilités structurelles. Il incarne l'exception. Découvrez pourquoi Bank Al-Maghrib résiste, et quelles sont les conséquences pour l'emploi, les TPE et les investisseurs. L'Afrique subsaharienne et certains pays d'Afrique du Nord s'apprêtent à clore 2025 par une vague historique d'assouplissement monétaire. Selon Bloomberg, les banques centrales d'Egypte, du Ghana, d'Angola, d'Afrique du Sud, du Kenya et du Nigeria réduiront leurs taux d'intérêt dans les prochaines semaines, suivies par des économies plus modestes (Lesotho, Namibie, Botswana). Une tendance, impulsée par le reflux de l'inflation et des cours pétroliers, qui contraste avec la position immuable du Maroc. Bank Al-Maghrib (BAM) maintient son taux directeur à 2,25% depuis juin 2024, illustrant une divergence stratégique révélatrice des défis macroéconomiques spécifiques au Royaume. L'Afrique en mode assouplissement : moteurs et implications L'Afrique subsaharienne engage une phase d'assouplissement monétaire historique, catalysée par trois facteurs conjoncturels. Premièrement, la baisse mondiale des prix de l'énergie (–14% pour le Brent en 2025 contre 2024) et le recul des tensions inflationnistes ont offert une marge de manœuvre inédite. Deuxièmement, la faiblesse du dollar, alimentée par les tarifs douaniers de l'administration Trump et le virage accommodant de la Fed, a soulagé les devises locales. Troisièmement, des chocs positifs localisés jouent un rôle clé, comme au Ghana où le cedi s'est apprécié de 34% face au dollar, porté par les exportations record de cacao et d'or. Une dynamique qui se concrétise par des baisses de taux agressives. Dans cette dynamique, le Ghana prépare une troisième réduction (–325 points de base «pbs» à 18,25%), le Kenya prolonge son cycle d'assouplissement (–25 pbs à 9%), tandis que le Nigeria et l'Angola poursuivent leurs gestes initiés en septembre. Jacques Nel, responsable Afrique Macro chez Oxford Economics, souligne que «le Ghana et le Kenya bénéficient de données macroéconomiques favorables, dont une inflation maîtrisée», permettant à Accra de soutenir la reprise et à Nairobi de soulager le coût de la vie. Toutefois, cet environnement de taux réels négatifs comporte des risques. S'il stimule la croissance à court terme, il expose aux fuites de capitaux au cas où les devises locales faiblissent, fragilisant la stabilité financière régionale. L'orthodoxie monétaire marocaine justifiée par les risques domestiques Alors que plusieurs pays africains s'engagent dans un assouplissement monétaire synchronisé, Bank Al-Maghrib (BAM) maintient une position extrêmement prudente, ancrée à un taux directeur de 2,25% depuis juin 2024. Cette inertie stratégique s'explique par des incertitudes structurelles persistantes : le stress hydrique menace la campagne agricole 2026 (objectif céréalier à 50 Mq), les créations d'emplois se sont effondrées au 2e trimestre 2025 (–14% dans les services par rapport au 3e trimestre 2024), et l'attente de la Programmation budgétaire triennale 2026-2028 nourrit l'attentisme. Paradoxalement, l'inflation marocaine, à 1,1% sur huit mois en 2025, reste bien en deçà des moyennes africaines et mondiales (2,9%), avec des anticipations solidement ancrées à 2,1% à huit trimestres. Par ailleurs, la transmission monétaire antérieure demeure efficace : les taux débiteurs ont reculé de 59 pbs depuis juin 2024, soit 80% de la baisse du taux directeur (–75 pbs), prouvant que l'assouplissement passé irrigue encore l'économie réelle. Comme le rappelle le communiqué de BAM, publié le 23 septembre 2025 à l'issue de la réunion de son Conseil, «les incertitudes demeurent à un niveau élevé», conduisant le Conseil à privilégier une approche réactive, «réunion par réunion, sur les données les plus actualisées», plutôt qu'un alignement précipité sur les tendances continentales. Implications concrètes pour les acteurs économiques marocains Pour les entreprises, notamment les TPE, le maintien des taux par BAM offre un double visage. D'un côté, la baisse cumulative de 59 pbs des taux débiteurs depuis 2024 garantit un financement abordable, soutenant l'investissement. De l'autre, l'absence de nouvel assouplissement pourrait priver l'économie d'un stimulus supplémentaire malgré le ralentissement des créations d'emplois (-14% dans les services), accentuant la dépendance aux mesures ciblées de BAM pour les TPE. Le secteur bancaire, quant à lui, voit sa marge de manœuvre se réduire : face à un déficit de liquidité projeté à 133 MMDH en 2026, les établissements pourraient peiner à compresser davantage les taux créditeurs, malgré une croissance attendue du crédit au secteur non financier de +5,9% en 2025-2026 (contre +2,7% auparavant). Pour les investisseurs internationaux, la stabilité reste un atout maître. Le dirham, jugé «aligné sur les fondamentaux» par BAM, couplé à des réserves de change solides (5,5 mois d'importations), un déficit courant contenu (-2,3% du PIB) et des IDE robustes (3,5% du PIB en 2026), consolident le statut de havre face aux volatilités africaines. Enfin, les pouvoirs publics bénéficient de taux bas pour financer un déficit budgétaire maîtrisé (3,4% du PIB en 2026), mais reportent la pression sur les réformes structurelles urgentes (stress hydrique, chômage). Une nouvelle géographie du risque en Afrique Ainsi, la vague d'assouplissement monétaire en Afrique redessine la carte des risques et opportunités. Les baisses de taux au Ghana, Kenya ou Nigeria pourraient doper leur croissance à court terme, ouvrant des débouchés pour les exportations marocaines stratégiques, notamment les engrais phosphatés dont les prix du DAP pourraient atteindre 720$/tonne en 2026 et l'automobile. Selon le communiqué de BAM publié à l'issue de la dernière réunion de son Conseil, les ventes d'automobiles devraient, après un léger recul cette année, rebondir de 20% en 2026 à 187,6 milliards de dirhams (MMDH). Cependant, cette détente s'accompagne d'une vigilance accrue pour le Maroc. En interne, le rebond projeté de l'inflation sous-jacente à 2% en 2026 (+0,9 pbs) justifie la prudence de BAM, tandis qu'en externe, les tarifs douaniers américains et les conflits géopolitiques (Moyen-Orient, Ukraine) pèsent sur une économie extravertie, où les exportations représentent 110,7 MMDH en 2025. Comme le souligne Keabetswe Mojapelo, macroéconomiste chez RMB, «l'alignement entre Trésor et banque centrale aide à ancrer les anticipations» – un modèle que le Royaume applique via sa coordination budgéto-monétaire, mais qui doit désormais composer avec une Afrique où les taux réels négatifs pourraient exacerber les fuites de capitaux et les dépréciations monétaires. La résilience par la prudence Si l'Afrique profite d'une fenêtre conjoncturelle pour relancer sa croissance, le Maroc mise sur la stabilité face à ses vulnérabilités structurelles. Une stratégie qui préserve ses fondamentaux (inflation basse, réserves robustes, déficits contrôlés) mais reporte la relance sur les réformes sectorielles (agriculture, emploi). Pour les entreprises, le statu quo signifie un crédit accessible mais sans bonus monétaire. Pour les investisseurs, il s'agit d'un havre face aux turbulences émergentes. En 2026, l'arbitrage de BAM entre soutien à l'activité et lutte préemptive contre les risques restera son principal défi. Bilal Cherraji / Les Inspirations ECO