L'adoption du Projet de loi de finances (PLF) 2026 par la Chambre des représentants, le 5 décembre dernier, marque une étape budgétaire présentée comme «charnière» par la ministre Nadia Fettah. Cependant, des analyses d'experts révèlent un certain nombre de tensions entre ambitions affichées, réalisme économique et cohérence des politiques sectorielles. Détails. L'adoption du Projet de loi de finances (PLF) 2026 par la Chambre des représentants, le 5 décembre 2025, constitue un moment charnière de la trajectoire budgétaire marocaine, tel que souligné par la ministre Nadia Fettah. Deux réactions d'experts, celle de Deryany Reda, avocat d'affaires, et de Mohamed Belkhayat, expert-comptable, offrent un éclairage complémentaire sur ce texte. Leurs propos offrent un éclairage entre une vision globale ambitieuse et des défis dans la mise en œuvre sectorielle, avec des implications concrètes pour les acteurs économiques. Leurs réactions, loin d'être anecdotiques, pointent des enjeux cruciaux pour la trajectoire économique marocaine. Le piège des exonérations inharmonieuses L'analyse critique de l'avocat d'affaires Deryany Reda se concentre sur une mesure phare du PLF 2026 concernant l'agriculture : l'extension de l'exonération de TVA aux matières fertilisantes et supports de culture. Si l'objectif officiel – alléger le coût des intrants et harmoniser le traitement fiscal sur la chaîne de distribution – semble louable, Reda y décèle un problème structurel de gouvernance fiscale et agricole. Sa remarque centrale est cinglante : «Les exonérations fiscales dans le secteur de l'agriculture ne prennent pas en compte les subventions, les incitations et autres aides directes de l'Etat. Certains secteurs se trouvent ainsi beaucoup plus privilégiés que d'autres». Une observation qui révèle un défaut d'architecture fiscale sectorielle, où l'absence d'une vision intégrée regroupant toutes les formes de soutien public conduit à un paysage d'incitations déséquilibré et opaque. Certaines filières ou types d'exploitations, potentiellement déjà bien dotées, pourraient ainsi être sur-subventionnées au détriment d'autres, créant un risque majeur de distorsion de concurrence au sein même du secteur agricole. Ce cumul non maîtrisé d'avantages, comme l'exonération de TVA qui «s'ajoute aux incitations de l'Etat octroyées dans le cadre du Fonds de développement agricole (FDA)», avantage indûment les acteurs les plus à même de naviguer dans ce système composite, au détriment des petits exploitants ou des filières moins organisées. Enfin, ce découpage témoigne d'un découplage par rapport au plan agricole stratégique, la mesure fiscale apparaissant isolée et non calibrée en fonction des objectifs globaux du secteur, ce que Reda souligne en notant que le PLF «ne prend pas en compte les autres incitations fiscales afin d'harmoniser la politique fiscale avec le plan de développement de l'agriculture». économique, cette mesure induit des changements aux implications contrastées. Les agriculteurs, bien que bénéficiaires directs d'une réduction immédiate du coût des intrants, font face à une baisse potentiellement inégale, tributaire de leur capacité à accéder simultanément aux autres aides, tandis que la complexité administrative persiste comme un frein pour les plus petits. Les distributeurs d'intrants voient une simplification potentielle de la gestion de la TVA, mais doivent renforcer leur vigilance quant au respect scrupuleux de la destination exclusive des produits. Pour l'Etat, cette politique se traduit par une perte de recettes fiscales dont l'efficacité économique n'est pas évaluée dans le cadre d'une analyse coût-bénéfice globale incluant toutes les dépenses publiques en faveur du secteur. Enfin, cette approche sectorielle non consolidée nourrit, parmi les autres secteurs économiques, une perception d'inéquité fiscale, susceptible d'alimenter des demandes d'exceptions similaires et de saper, à terme, la cohérence et l'efficience globale du système fiscal national. Le réalisme des hypothèses de base... parlons-en L'expert-comptable et commissaire aux comptes, Mohamed Belkhayat, adopte une perspective macro-budgétaire optimiste qui, sans remettre en cause les objectifs de réduction du déficit et de désendettement, souligne l'importance des hypothèses de construction du PLF 2026. Son analyse cible le socle prévisionnel du gouvernement, reposant sur «un taux de croissance de 4,5% attendu en 2026, une production céréalière d'environ 70 millions de quintaux, un prix du baril de pétrole à 65$ et un taux d'inflation limité à 2%». Il estime néanmoins que «le taux de croissance devrait être plus important que les 4,5%», en s'appuyant sur la dynamique déjà réalisée en 2025. Cette projection plus optimiste interroge le niveau d'ambition initial du budget : une croissance plus vigoureuse générerait des marges de manœuvre accrues, potentiellement non exploitées dans la Loi de finances actuelle. Une prudence, certes justifiée par la volatilité des prix des matières premières et des aléas climatiques, qui expose également la fragilité intrinsèque d'un budget assis sur des prévisions agricoles et pétrolières incertaines. Un choc sur l'un de ces paramètres pourrait rendre caduques les équilibres calculés, complexifiant la quadrature des objectifs simultanés de rigueur budgétaire, de renforcement de l'Etat social et de soutien à la compétitivité. Concrètement, ce questionnement sur les hypothèses modifie le cadre de risque et d'opportunité pour tous les acteurs. Pour les marchés financiers et les créanciers de l'Etat, des prévisions conservatrices peuvent rassurer sur la maîtrise du déficit, mais une réalisation économique systématiquement supérieure aux prévisions pourrait à terme être perçue comme un manque d'agressivité dans l'utilisation des leviers de croissance. Les entreprises évoluent dans un environnement où une croissance plus forte que prévu serait bénéfique à la demande, mais où l'incertitude persistante sur le coût des intrants énergétiques et les récoltes complique la planification à moyen terme. Pour les citoyens, bénéficiaires des politiques sociales, la matérialisation des engagements de l'«Etat social» est directement indexée à la performance économique réelle; des hypothèses trop basses pourraient donc limiter, dans un premier temps, l'ampleur des programmes sociaux, même si une croissance plus forte offrirait, in fine, des ressources supplémentaires. Enfin, le gouvernement lui-même se place dans une situation d'exécution budgétaire nécessitant une agilité particulière, devant soit réallouer des recettes supérieures aux attentes, soit procéder à des ajustements douloureux en cas de choc négatif, pour respecter ses engagements de déficit et de dette. L'optimisme de Belkhayat met ainsi en lumière l'enjeu de la réactivité de la gestion publique face à la matérialisation d'une croissance potentiellement plus robuste. Deryany Reda Avocat d'affaires «Les exonérations fiscales en agriculture manquent d'harmonie : les exonérations fiscales dans le secteur de l'agriculture ne prennent pas en compte les subventions, les incitations et autres aides directes de l'Etat. Certains secteurs se trouvent ainsi beaucoup plus privilégiées que d'autres. Certes, il importe d'encourager l'agriculture, mais le PLF 2026 ne prend pas en compte les autres incitations fiscales afin d'harmoniser la politique fiscale avec le plan de développement de l'agriculture. Le PLF 2026 ajoute ainsi une exonération de TVA sur les matières fertilisantes et les supports de culture, qui s'ajoute aux incitations de l'Etat octroyées dans le cadre du Fonds de développement agricole (FDA) qui constitue un levier pour la promotion de l'investissement privé dans le secteur agricole.» Mohamed Belkhayat Expert-comptable et commissaire aux comptes «Concernant la Loi de finances 2026, je voudrais m'attarder d'abord sur les hypothèses de travail du gouvernement qui se sont basées sur un taux de croissance de 4,5% attendu en 2026, une production céréalière d'environ 70 millions de quintaux, un prix du baril de pétrole à 65 $ et un taux d'inflation limité à 2%. Pour ma part, j'estime que le taux de croissance devrait être plus important que les 4,5%. Il n'y a qu'à voir le taux de croissance déjà réalisé en 2025. Je suis un peu plus optimiste pour les réalisations. Les objectifs fixés par le gouvernement sont de réduire le déficit budgétaire à un maximum de 3% du PIB à l'horizon court terme ; diminuer également progressivement l'endettement à 64% du PIB à l'horizon 2028, et, toujours dans la continuité, renforcer l'état social, soutenir l'économie et la compétitivité. C'est dans ce contexte-là que la Loi de finances a été élaborée et discutée au Parlement». Une cohérence à prouver sur le terrain Les réactions de nos deux experts, bien que portant sur des échelles distinctes – l'une micro-fiscale et sectorielle, l'autre macro-budgétaire – convergent vers une interrogation fondamentale sur la cohérence et le réalisme de l'édifice PLF 2026 au regard des ambitions affichées. D'un côté, l'empilement non coordonné des soutiens à l'agriculture, dénoncé par Reda, révèle une faille de gouvernance où la politique fiscale échoue à se synchroniser avec la politique budgétaire sectorielle et la stratégie agricole globale. Une inefficience qui menace non seulement l'équité entre les acteurs du secteur, mais aussi l'optimisation des deniers publics. De l'autre, l'analyse de Belkhayat, fondée sur un optimisme de croissance supérieur aux prévisions, met en lumière le dilemme de l'équilibriste : comment concilier la rigueur nécessaire à l'assainissement des finances publiques avec l'ambition d'un modèle de développement exigeant en investissements et en dépenses sociales ? Une prudence qui pourrait conduire à sous-exploiter le potentiel de l'économie, limitant ainsi les marges de manœuvre futures. L'implication majeure pour l'ensemble des acteurs économiques découle de cette double incertitude, à la fois sur l'efficience des dispositifs sectoriels et sur la robustesse du cadre macroéconomique. Les agriculteurs bénéficieront d'un allègement de coût, mais au sein d'un système d'incitations qui peut perpétuer ou accentuer des distorsions préexistantes. Les entreprises évolueront dans un environnement dont la trajectoire de croissance réelle, conditionnée par des aléas externes, reste à confirmer, compliquant les anticipations stratégiques. Pour l'Etat, le défi est d'opérationnaliser une agilité budgétaire et politique remarquable, capable de corriger les incohérences pointées par Reda et d'ajuster l'exécution en fonction des écarts entre les prévisions et la réalité économique soulignés par Belkhayat. La crédibilité du PLF 2026 et des «fondements de la trajectoire du Maroc émergent» ne se jugera pas à l'aune de son adoption parlementaire, mais à sa capacité à transformer ses ambitions en résultats concrets, en démontrant une harmonisation effective des outils et un réalisme économique dynamique. L'épreuve de la mise en œuvre cohérente et de la résilience face aux aléas ne fait que commencer.