Entretien Bouchra Abdou, directrice de l'Association Tahadi pour l'égalité et la citoyenneté (ATEC) L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Pourquoi cette déclaration d'Abdelilah Benkirane a-t-elle provoqué une telle onde de choc dans les milieux féministes ? Bouchra Abdou : Notre réaction entant qu'activistes des droits des femmes n'est pas une simple « colère » ordinaire. C'est une indignation légitime face à un discours rétrograde qui, de plus, émanant d'une personnalité publique et d'un homme politique qui a son poids au sein de son parti et auprès d'une bonne tranche de la population. Ce qu'il dit a une portée politique et sociale. Lorsqu'un homme de cette stature adopte un discours qui rabaisse la place des femmes, cela contribue à légitimer les inégalités et à renforcer les stéréotypes sexistes déjà très présents dans notre société. Nous vivons dans un pays qui aspire à la modernité, au développement, à la justice sociale, et qui s'est doté d'une Constitution garantissant l'égalité et les droits humains pour toutes et tous. Or, à côté de cela, on entend encore des voix dissonantes qui cherchent à faire reculer la société et à entraver son évolution. Des voix sexistes qui prônent un modèle archaïque où les femmes sont cantonnées à des rôles traditionnels et franchement inégalitaires. C'est extrêmement préoccupant. Mais certains diront qu'il ne s'agit que de l'opinion personnelle d'un ancien responsable politique... Ce n'est pas un simple citoyen qui s'exprime sur un sujet donné. C'est un ancien chef du gouvernement et le secrétaire général d'un parti politique. Ses paroles ont un poids, elles influencent une partie de l'opinion publique. Il ne s'agit donc pas d'une opinion personnelle mais d'un discours « public », politique et potentiellement mobilisateur. C'est ce qui le rend dangereux. Ceci sans parler de la grande sensibilité du sujet et sa charge symbolique et idéologique dans une société en pleine mutation et en plein processus de modernisation. Un processus qui ne peut aboutir sans la reconnaissance du rôle essentiel de la femme et de l'égalité des sexes. Quel est, selon vous, le risque concret d'un tel discours ? Ce type de discours rétrograde contribue à légitimer les inégalités. Plutôt que de parler d'éducation de qualité, de lutte contre les violences faites aux femmes, de l'accès à l'emploi, aux postes de décision ou de l'égalité salariale, on revient à une vision dépassé où la place des femmes serait à la maison et à la cuisine. Ce discours nie les efforts de l'Etat en matière d'égalité, et va à l'encontre des stratégies nationales pour la parité. Il creuse le fossé entre les textes, les plans de l'Etat, les combats de la société civile et la réalité. Des études sociologiques évoquent une sorte de « nostalgie » chez les femmes pour le model traditionnel. Ne pensez-vous pas que ce type de discours surfe sur cette tendance ? C'est justement ça le danger. Ce type de discours s'inscrit dans une logique populiste. Il surfe sur les frustrations sociales, la crise des repères, le mal-être économique, pour proposer des modèles simplistes et rassurants... mais rétrogrades. Le plus inquiétant, c'est qu'il trouve parfois un certain écho, y compris chez des femmes. Des études récentes ont montré que dans plusieurs pays arabes, y compris le Maroc, certaines femmes expriment une nostalgie pour les rôles traditionnels, comme si ces derniers leur garantissaient sécurité et reconnaissance. Ce repli traduit un manque de perspectives, pas une adhésion véritable. Mais ce n'est pas pour autant une raison pour enfermer les femmes dans ces rôles ! Il faut leur offrir des alternatives positives, modernes, qui leur permettent de s'épanouir, de choisir librement leur avenir et de trouver leur place dans la société, au-delà du mariage et du foyer familial. Car les femmes marocaines sont tout à fait capables de faire les deux et bien : se marier, enfanter mais mener aussi en parallèle des parcours académiques, des carrières professionnelles tout en se distinguant. Quel rôle attribuez-vous à l'éducation et à la sensibilisation dans ce combat idéologique ? Un rôle fondamental. Le système éducatif a la responsabilité de déconstruire les stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge. Il faut repenser les manuels, les programmes, les représentations. C'est là que tout commence. Or aujourd'hui, une grande partie de la population vit encore avec un fort taux d'analphabétisme et un sens critique peu développé pour pouvoir analyser les différents discours. Et c'est sur ces publics-là que les discours populistes rétrogrades ont le plus d'impact. Craignez-vous une forme de banalisation de ces prises de position conservatrices ? Absolument. Plus on laisse ces discours circuler sans les dénoncer, plus ils se normalisent. Il ne faut pas sous-estimer leur capacité à séduire, surtout dans un contexte de crise où certains cherchent des repères, même archaïques. Ce sont des discours populistes, qui visent à récolter des voix aux prochaines élections, souvent sur le dos des droits des femmes. C'est inadmissible qu'après des décennies de luttes féministes et de progrès concrets, on en revienne aux modèles d'un autre temps, ceux de nos grands-mères. Les femmes marocaines d'aujourd'hui méritent mieux. Elles méritent le respect, l'égalité et des opportunités à la hauteur de leurs compétences. C'est la seule voie pour construire une société juste et moderne.